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voyage. « Oh ! cela ne fait rien ; le roi n’a pas de costume du tout, et il sera enchanté de vous voir. » À peine mes chariots étaient-ils arrivés, qu’un chambellan en langouti, suivi d’un page, accourut pour me dire que le roi m’attendait. Je me rendis donc au palais. La cour qui le précède était défendue par une douzaine de canons veufs de leurs affûts, jetés au hasard et dans la gueule desquels nichaient les moineaux. Plus loin, une nuée de vautours dévoraient les restes du repas du roi et des gens du palais. Je fus conduit dans la salle d’audience, qui communique avec les appartements particuliers du roi ; elle est pavée de larges carreaux chinois, et les murs sont blanchis à la chaux. Une foule de pages, tous Siamois, beaux jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, vêtus uniformément d’un langouti de soie rouge, se tenaient groupés et assis à l’orientale en attendant Sa Majesté. Quelques minutes après mon arrivée, le roi parut. Aussitôt tous les fronts se courbèrent jusqu’à terre. Je me levai, et sa Majesté s’avança fort gracieusement près de moi, d’un air tout à la fois dégagé, distingué et digne.

Chariot cambodgien. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

« Sire, lui dis-je, j’ai eu l’honneur de voir S. M. le premier roi à Kampôt et d’en obtenir une lettre pour me rendre à Udong.

— Êtes-vous Anglais ou Français ? dit le prince en m’examinant attentivement.

— Je suis Français, Sire.

— Vous n’êtes pas marchand ; que venez-vous donc faire au Cambodge ?

— J’y suis venu pour visiter votre pays et chasser.

— C’est très-bien. Vous avez été à Siam ; moi aussi, j’ai été à Bangkok. Vous viendrez me voir encore ?

— Toutes les fois que ma présence pourra être agréable à Votre Majesté. »

Après quelques instants de conversation, le roi me tendit la main, je le saluai et sortis. À peine étais-je rentré que plusieurs de ses officiers accoururent chez moi en me disant : « Le roi est enchanté de vous, il désire vous voir souvent. »

Le jour suivant je parcourus la ville, dont les maisons sont construites en bambous et quelques-unes en planches ; le marché, tenu par des Chinois, est, par sa saleté, l’égal de tous les autres dont j’ai déjà parlé. La plus longue rue, je pourrais dire l’unique, a près d’un mille de longueur. Dans les environs habitent les cultivateurs et les gens de corvée, ainsi que les mandarins et autres employés du gouvernement. La population de cette ville est d’une douzaine de mille âmes à peu près.

Le grand nombre de Cambodgiens de la banlieue, des provinces, et surtout des chefs qui s’y rendent pour le commerce ou pour d’autres affaires, contribue à donner de l’animation à cette capitale. À chaque instant je rencontrais des mandarins en litière ou en filet, suivis d’une foule d’esclaves portant chacun quelque chose : les uns le parasol de couleur écarlate ou jaune, dont la dimension plus ou moins développée indique le rang ou la qualité du personnage ; d’autres la boîte d’arec, de bétel, etc. Je rencontrais souvent aussi des cavaliers montés sur de jolis petits chevaux vifs et légers, richement caparaçonnés, couverts de grelots et allant admirablement à l’amble, tandis qu’un troupeau d’esclaves, couverts de sueur et de poussière, s’efforçaient de les suivre comme une meute d’animaux. Ailleurs passaient de légères carrioles traînées chacune par deux petits bœufs trottant rapidement et non moins bruyamment. Quelques rares éléphants, s’avançant majestueusement les oreilles et la trompe en mouvement, s’arrêtaient devant de nombreuses processions se rendant aux pagodes au son d’une musique bruyante, et plus loin des talapoins se suivaient à la file, quêtant leur pitance, drapés dans leur manteau jaune et la sainte marmite sur le dos.

Le troisième jour de mon arrivée à Udong, la séance de la cour de justice avait été bruyamment ouverte à huit heures du matin, et les cris des juges et des avocats retentissaient encore à cinq heures du soir sans avoir cessé un instant, lorsque tout à coup deux pages sortirent de la cour du palais en criant : « Le roi ! » La foudre serait tombée dans la salle qu’elle n’eût pas produit un effet pareil à ces mots ; ce fut à l’instant un sauve qui peut général. Juges, accusés et curieux s’enfuirent pêle-mêle, se cachant dans tous les coins la face contre terre et comme pétrifiés. Je riais encore au souvenir de ces juges et de ces avocats en langoutis, de ces Chinois à longues queues fuyant, se poussant, se culbutant les uns les autres à l’approche de leur maître, lorsque le roi parut, à pied, sur le seuil de la porte et suivi de ses pages. Sa Majesté me fit un petit signe de la main comme