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sur le plateau dénudé et sablonneux qu’on appelle le seuil d’El-Guisr. Devant nous s’étendait le désert avec toute son aridité. Notre vue franchissait le canal maritime creusé dans ce plateau, lorsque, sans transition aucune, nous arrivons sur la crête de la gigantesque tranchée : elle a plus de deux cents mètres d’ouverture à la surface du sol. Précipice régulier et majestueux qui descend à dix-neuf mètres de profondeur et traverse quatorze kilomètres de terrain. Au fond sommeillent les eaux bleues de la Méditerranée que notre navigation va bientôt émouvoir.

Rien ne saurait rendre l’effet de ce tableau. Il faut connaître le désert ; il faut avoir traversé ces terres altérées qui semblent repousser toute industrie ; il faut avoir éprouvé les impressions d’un voyageur faisant route à travers ces longues plaines sans ombrage, sans verdure, sans chemins tracés, véritable domaine de l’immobilité, pour comprendre le sentiment qu’on éprouve en trouvant subitement à ses pieds un cours d’eau : c’est un symbole de vie dans l’empire de la mort.

L’émotion fut grande parmi nous, lorsque nous fûmes réunis sur le bord du talus, dominant de soixante pieds ceux de nos compagnons qui, déjà, prenaient place dans les deux bateaux peints en bleu et tapissés de toile perse qu’on avait amarrés au pied de la tranchée pour nous recevoir. L’aspect de ce travail est imposant comme la grande salle de Karnac ou les ruines de Thèbes. C’est une œuvre pharaonesque, à cette différence près que les pharaons, imbus de vanité jusqu’après leur mort, élevaient des monuments dans le seul but de perpétuer parmi les peuples le souvenir de leur domination, tandis que la tranchée du canal, qui vivifie le désert, qui ouvre à toutes les marines commerciales un prompt accès dans les mers orientales, qui rapproche et réunit les deux hémisphères au profit de l’humanité tout entière, inspire le sentiment non-seulement de sa grandeur, mais aussi de son utilité.

Port-Saïd. — Chantier sur le bord du canal, à sa sortie du lac Menzaleh.

Nous descendons en silence et sous l’empire d’une même impression cette berge inclinée. Au sein du désert, la Méditerranée, qui nous portera vers les ports de France, est venue au-devant de nous. Ces eaux sont celles qui baignent les rivages de la patrie ; il y a quelque chose en elles de ce que nous aimons. Elles ont été bénies par les prêtres musulmans comme un gage de paix et de richesse apporté dans une terre stérile ; nous les bénissons à notre tour, parce qu’elles nous mettent en communion avec tout ce que nous respectons et tout ce que nous chérissons.

Commençons donc avec joie et confiance la navigation dans ces eaux qui sont déjà celles de la Méditerranée. Nous prenons place sur les divans de nos élégants bateaux, et nous livrons une amarre aux dromadaires qui vont nous donner la remorque. Ils cheminent sur le rivage occidental, à vingt mètres au-dessus de nos têtes, et notre navigation se poursuit entre deux hautes murailles de terre régulièrement coupées. N’en déplaise aux prophètes de malheur qui nous menaçaient en Europe de l’inconsistance des sables et d’éboulements inévitables, les talus ont une solidité à l’épreuve avec l’inclinaison qui suffit dans les terrains les plus stables.

Nous avons soixante-quinze kilomètres à parcourir avant d’atteindre les bords de la mer. Pour décrire le