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la ville de Saigon aurait peut-être peu flatté l’orgueil d’un Français. Je n’avais pas vu les glorieux bulletins de l’amiral, j’avais la douleur d’entendre l’ennemi nous traiter de barbares, et, faisant retomber sur nous la responsabilité de faits partiels, sans doute inévitables en temps de guerre, et surtout dans un pays où le soldat souffre du climat et de privations de toute espèce, s’étonner, lui, le peuple le plus corrompu peut-être de tout l’Orient, de ne pas trouver en nous des hommes d’une supériorité morale aussi incontestable que notre supériorité intellectuelle et physique.

Le jour suivant, en descendant le fleuve jusqu’à l’extrémité sud de la ville, nous longeâmes comme une autre ville flottante, composée de plus de cinq cents bateaux, et pour la plupart d’assez grande dimension. Ils servent d’entrepôt à certains marchands et de résidence à d’autres. Par prudence ils y laissent tout leur argent et la plus grande partie de leurs marchandises afin d’être, en cas d’alerte, toujours prêts à prendre le large.

Quelque temps après nous voguions dans les eaux du Mékong, qui commençait seulement à grossir, car dans tout le pays la sécheresse avait été extrême et retardée de plus de deux mois.

Ce grand fleuve dont le nom signifie « mère des fleuves, » me rappelait beaucoup le Ménam, quelques lieues au nord de Bangkok ; mais son aspect est moins gai, quoiqu’il y ait quelque chose de très-imposant dans sa masse d’eau plus grande et courant avec la rapidité d’un torrent. De rares embarcations, à peine distinctes d’un bord à l’autre, le côtoient péniblement ; ses rives, élevées de six à sept mètres en temps ordinaire paraissent à peu près désertes, et les forêts ne se dessinent qu’à plus d’un mille par delà.

Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Le long du fleuve de Siam, l’élégant feuillage des bambous et des palmiers se détache et se dessine gracieusement sur le ciel bleu, et le chant des oiseaux retentit de l’une à l’autre rive ; des troupes de marsouins bondissant hors de l’eau et courant le nez au vent, des pélicans s’ébattant sur ces eaux profondes, ou bien des cigognes et des hérons que notre approche fait fuir silencieusement du milieu des roseaux, viennent seuls nous distraire de notre pénible navigation.

Nous passons devant la grande île de Ko-Sutin, distante de quarante milles au plus de Penom-Penh, et que nous n’atteignons qu’après cinq jours d’une marche difficile et laborieuse. Le courant est si fort qu’à chaque détour du fleuve nous sommes obligés, tout en redoublant d’efforts avec nos rames, de nous cramponner aux joncs de la rive pour ne pas être entraînés en arrière.

Plus on remonte vers le nord, plus on trouve le courant rapide ; c’est au point qu’à l’époque des grandes