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canal maritime entre Timsah et la mer, il faut le diviser en deux sections : celle qui traverse un terrain solide et sec, celle qui passe au milieu du lac Menzaleh. Une journée de voyage est consacrée à la première section, que nous franchissons au moyen de chalands remorqués par des dromadaires. L’autre journée sera employée à une véritable navigation dans de fines barques à quille et pourvues de voiles.

Déjà la première moitié du tour est écoulée quand nous quittons El-Guisr, en route vers le nord. Le reste de la journée se passe dans des conversations joyeuses et générales. Notre chaland est un salon ou nous pouvons circuler et causer par groupes : les uns fument, les autres échangent leurs impressions et leurs suppositions sur les sphinx ; ceux-ci racontent leurs exploits à la chasse, ils énumèrent les diverses espèces de gibier à poil et à plume que nous rencontrerons infailliblement sur notre route ; ceux-là parlent du dernier ballet de l’Opéra. La conversation, en un mot, est toute française, car l’ambassade britannique est concentrée sur la première barge. Tantôt sérieux, tantôt léger, l’esprit gaulois se retrouve parmi nos compagnons avec toute sa variété, tout son imprévu. Par intervalles un trait part et s’élève comme une fusée au-dessus du ton général de l’entretien. Les savants s’arrêtent interdits, les touristes saisissent le trait au bond et ripostent ; le rire gagne tout le monde, et de joyeux éclats font retentir les solennels échos du désert. Ils déconcertent la gravité de nos mariniers musulmans, qui tour à tour vont se prosterner à l’arrière du navire, la face tournée vers l’orient, pour dire leurs prières.

Les heures passent vite ; le soleil est sur son déclin et nous n’apercevons pas encore le campement de Kantara, construit a l’entrée du lac Menzaleh. Il s’y trouve un hôpital de huit lits. À défaut de malades, nous espérons bien les occuper. Mais il faut arriver à temps. Un de nos compagnons nous propose de prendre terre avant le débarcadère et de couper à travers le pays pour atteindre plus promptement cette station désirée.

Son avis est adopté, et nous débarquons en prenant à la main nos sacs de nuit. Funeste inspiration ! La nuit est venue ; le vent s’élève et devient très-vif et très-frais ; il nous envoie en plein visage une fine poussière de sable. J’ai bien acheté en France une paire de lunettes bleues, précisément pour garantir mes yeux dans les circonstances ou nous sommes ; mais, comme il arrive toujours, ce préservatif, soigneusement empaqueté et rangé dans ma malle, n’est pas à ma disposition au moment où il serait utile. Autre inconvénient : nous enfonçons à chaque pas dans un sol qui fuit sous les pieds ; rien de plus fatigant que cette marche. Ajoutez-y le poids du bagage que je porte tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre. Combien de fois, pendant la demi-heure qui va suivre, n’aurai-je pas occasion d’apprécier les services et de regretter l’absence d’Hassan et de son collègue Mohamed. Ces braves indigènes sont chez eux dans ce sable et s’y promènent avec une aisance bien commode surtout pour porter des bagages.

Encore s’il était possible de marcher lentement ; mais l’obscurité est déjà grande, notre guide hâte le pas. Il faut le suivre et de très-près encore, sous peine de perdre son chemin. Rien, je l’avoue, ne m’eût été moins agréable que d’errer jusqu’au matin dans cette solitude sans abri et exposé au souffle glacial de la nuit. Avançons donc.

La sueur me coule du front et le vent le glace ; mais cette fatigue est bientôt oubliée, lorsque nous apercevons un point rouge qui perce les ténèbres. C’est une lumière qui brille dans le campement et nous envoie ses rayons par quelque fenêtre ouverte. Dès ce moment, plus d’incertitude : nos pas se sont ralentis, nous reprenons haleine. Il était temps.

Au souper, grande démonstration des appétits, mais pas un mot de l’isthme. C’est un parti pris.

La distribution des lits se fait après le repas. Comme je l’avais prévu, je coucherai à l’hôpital et je me hâte de m’y rendre. Nos compagnons de tous les jours s’y assemblent, et la conversation qui s’anime nous tiendrait longtemps debout, si Mohamed, que le sommeil sollicite, ne se hâtait d’éteindre nos lampes sous prétexte que nous devons nous mettre en route le lendemain dès six heures du matin. Donc, je me hâte de m’étendre sous mes couvertures. Les scènes que j’ai décrites se présentent à mon imagination ; mes yeux se ferment, et pourtant je vois distinctement le paysage et les personnes. Mais peu à peu ces tableaux deviennent plus vagues, les personnages se confondent avec les montagnes, les arbres avec les embarcations. Les commentaires philosophiques auxquels je me livrais en pensée sont brusquement interrompus, repris, interrompus de nouveau. Je m’endors.

Le lendemain, je dormais encore, lorsqu’une voix amie vint nous donner l’alerte. C’était celle de M. de Lesseps, le premier debout, le dernier couché, toujours vigilant, présidant aux détails comme à l’ensemble.

Nous allons entrer dans le lac Menzaleh, une véritable mer intérieure ou l’œil n’aperçoit pas les bords, et sur les eaux duquel on peut naviguer pendant des journées entières sans arriver au but de son voyage. Nous montons, au nombre de trois seulement, une légère embarcation à quille acérée, à voiles énormes. Hassan nous précède. Son collègue a présidé à notre coucher ; lui, dirige notre expédition matinale. Il dépose mystérieusement un panier dans notre barque ; une bouteille qui montre son long cou nous fait deviner quel est le contenu de ce précieux panier : c’est notre déjeuner. Puisse Mahomet accorder à Hassan une femme jeune, un cheval rapide, un tapis pour faire sa prière et toutes les bénédictions de son paradis, en récompense de cette bonne action.

Autant le paysage m’avait paru triste et menaçant la veille, lorsque, fatigué, affamé, je marchais dans la nuit à la suite de mes compagnons, autant il me sembla rassurant et gai au lever du soleil. Le désert n’était plus morne et solitaire. La vaste étendue du lac Menzaleh attire une quantité d’oiseaux : nous voyions des bécassines,