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en sera de même là-bas. » Je ne pus me dispenser de lui offrir quelques petits présents pour ce léger service qui sans doute ne me sera d’aucune utilité, et je lui offris une paire de lunettes montées en écailles, un flacon d’essence, une bouteille de cognac et une autre d’eau sédative que je lui préparai, sur ses instances, pour obtenir quelque remède souverain contre ses douleurs rhumatismales. Heureux Raspail ! dont le « système » va soulager les souffrances humaines jusqu’au fond des provinces les plus reculées de l’Asie. En retour, le mandarin promit de me donner un poney quand je partirais pour Kôrat, puis différentes choses très-utiles, dit-il ; toutefois il a le loisir d’oublier sa promesse, car ici il est d’usage qu’un riche peut tout accepter, même des plus pauvres ; mais qu’il donne, c’est plus rare. Du reste, de quoi vivraient ces mandarins, si ce n’était de concussions et de la générosité de leurs administrés, car avec leurs honoraires seulement, quand ils en ont, ils seraient condamnés à une maigreur qui causerait leur désespoir en les faisant passer pour des hommes ineptes.

Les malheureux ne touchent qu’une fois l’an leurs appointements, dont voici le tarif :

Les princes et les ministres ont droit annuellement à vingt livres siamoises d’argent, égalant 7 000 francs.

Les mandarins de la première à la troisième classe à une somme variant de 3 600 à 500 francs.

Ceux de quatrième et de cinquième classe à une solde descendant de 360 à 180 francs. Les employés inférieurs ne reçoivent que 120 ou même 50 francs, et enfin les soldats, les satellites, les médecins, les ouvriers, etc., sont payés à raison de 30 à 36 francs. Autant, ni plus ni moins, que l’impôt réclamé au plus infime Siamois. La distribution de ces magnifiques allocations se fait à la fin de novembre et de la main même du roi. C’est encore l’occasion d’une mise en scène et d’un cérémonial qui ne durent pas moins de douze jours.


XXV

Voyage à Khao-Khoc. — Traversée de la Dong Phya Phaïe, ou forêt du roi du feu. — Le mandarin et l’éléphant blanc. — Observations de moraliste, de naturaliste et de chasseur.

Depuis hier je suis en route pour Khao-Khoc dans la barque d’un Chinois trafiquant, et fort bon homme, du reste, et, qualité tout aussi agréable pour moi, ne s’enivrant ni d’opium ni de samchou. Il se propose de remonter jusqu’à Boatioume ; mais le courant est si fort que je crois bien qu’il ne pourra dépasser Khao-Khoc, car malgré ses quatre rameurs, et l’aide des deux hommes qui me restent (j’ai dû congédier mon Laotien, qui trouvait trop fatigant de ramer, et préférait fumer et dormir), nous manquons d’être entraînés, à chaque détour de la rivière, dans les rapides formés par des roches découvertes dans la saison sèche.

Le temps que je croyais tout à fait au beau fixe a changé depuis trois jours ; chaque après-midi, vers les quatre ou cinq heures, nous avons une forte ondée. Hier soir j’ai été pris d’un mal de tête plus violent qu’aucun de ceux que j’avais encore eus depuis que je parcours ce pays, et j’ai cru un instant être atteint de la fièvre, si redoutée pendant la saison des pluies dans tout le voisinage de la terrible Dong Phya Phaïe ; mais il provenait de l’ardeur du soleil auquel j’étais resté exposé toute la journée, et il s’est dissipé après une nuit passée au grand air sur l’avant de la barque ; le lendemain j’étais, comme d’habitude, frais et dispos.

On me fait espérer pour demain le plaisir de voir Khao-Khoc ; je n’en serais pas fâché ; notre petite barque est tellement encombrée par mon bagage, et celui de tant d’hommes, que j’y subis la torture d’une véritable incarcération, forcé que je suis de garder les positions les plus gênantes. Ces douze jours de lente navigation m’ont déjà cruellement fatigué.

En outre, l’air qu’on respire ici est humide, malsain et d’une pesanteur extrême ; intérieurement on a froid, on est saisi de frissons, tandis que la tête brûle et que le corps ruisselle de sueur.

Après quatre journées d’une fatigue excessive, nous entrions hier soir dans une gorge creusée par la rivière qui, même à cette époque, n’a pas plus de quatre-vingt-dix mètres de largeur, lorsqu’une pluie torrentielle vint subitement fondre sur nous, et nous contraignit à nous arrêter, et à chercher un abri sous notre toit de feuilles.

La pluie dura toute la nuit, nuit affreuse pour mes pauvres hommes qui m’ayant cédé l’avant se trouvaient entassés à l’intérieur, et gémissaient sans pouvoir goûter un seul instant de sommeil après tant de fatigues, tourmentés qu’ils étaient par une chaleur suffocante et par des légions de moustiques.

À la pointe du jour, après une centaine de coups de rame et un nouveau coude de la rivière franchi, nous nous trouvons en face de Khao-Khoc. Ce lieu a été très-mal choisi, selon mon humble avis, par les rois de Siam pour y élever une place forte, dans l’intention de s’y retirer si jamais les blancs, envahissant le sud, ils étaient obligés d’abandonner Bangkok à leur dévorante ambition. Pauvre calcul de la peur ! car la possession de Bangkok entraînerait celle de tout le Delta, et personne ne songerait à venir inquiéter la royauté fugitive dans une pareille solitude.

À deux ou trois milles au-dessous de Khao-Khoc, je vis une espèce de débarcadère, et une habitation de médiocre apparence portant le nom prétentieux de palais ; elle n’est composée que de feuilles et de bambous : c’est Prabat-Moi. Quant à Khao-Khoc, quoique depuis trois ans le deuxième roi y soit venu très-souvent pendant la bonne saison, non-seulement il n’y a point de débarcadère, mais pas même un escalier creusé dans la terre pour faciliter l’escalade de la rive qui est haute et escarpée.

Aussitôt arrivé, je mis pied à terre et me disposai à faire un choix parmi les nombreuses habitations vacantes de mandarins que l’on m’avait dit se trouver sur les bords de la rivière, mais j’eus beau battre les broussailles et les taillis avec mes hommes, enfonçant jusqu’aux genoux dans un sol détrempé et fangeux, je ne pus décou-