Page:Le Tour du monde - 08.djvu/331

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vrir que sept ou huit chaumières de Laotiens qui forment le noyau de cette population de la citadelle future, cultivateurs paisibles et hospitaliers qui seraient bien affligés, et encore plus épouvantés si jamais leurs échos répétaient un jour de sinistres bruits de guerre, s’ils voyaient luire au loin des baïonnettes européennes, ou s’ils entendaient tonner des canons rayés. Quant aux habitations royales, je ne pus y atteindre. Tout l’espace au delà d’une zone de cinquante pas comprise entre la montagne et les bords du fleuve n’est encore qu’un marécage, et tous les étroits sentiers sont obstrués par des broussailles et de hautes herbes qui ont eu le temps de croître pendant les six ou huit mois écoulés depuis la dernière visite du roi.

Ne pouvant trouver une seule cabane où nous pussions loger, nous nous mîmes en devoir d’abattre des bambous pour nous en construire une ; ce qui ne fut pas long, plusieurs hommes du hameau s’étant joints à nous, et c’est dans cette hutte ouverte à tous les vents que nous nous sommes installés.

Dans l’intervalle, j’appris qu’un éléphant blanc venait d’être pris dans le Laos et qu’il était en route pour Bangkok sous la garde d’un mandarin.

Cette grande nouvelle a été apportée ici par un messager, chargé par le vice-roi de Korat de faire préparer la route et les étapes pour la bête sacrée. M’étant trouvé chez le premier magistrat de Khao-Khoc au moment de l’arrivée dudit messager, je me suis empressé de reporter sur mon journal les principaux détails de cette entrevue et du dialogue qui s’ensuivit, dans l’espoir qu’ils auront au moins, pour mes lecteurs, si j’en ai jamais, le piquant de la nouveauté.

La scène se passe dans le prétoire de la localité, ou ce qu’en France on appellerait l’hôtel de la préfecture. Pauvre prétoire qui ne diffère guère de la plupart des huttes cambodgiennes, dont j’ai donné le dessin (voir p. 283), et dans la construction complète desquelles, pilotis, charpente, cloisons, plancher et toiture, gros et petit mobilier compris, il n’entre d’autres matériaux que ceux que peut fournir un pied de graminée, gigantesque il est vrai, une touffe de bambou.

Sur le plancher vacillant de cette espèce de cage, le mandarin, les jambes croisées à la façon d’un tailleur, occupe une estrade de quinze à dix pouces de hauteur et roule dans la bouche, d’un air grave, quelques pincées de bétel ; devant lui, plutôt étendu que prosterné, le messager, fonctionnaire de l’ordre des nai-mouets ou sergents de police, fait son rapport, tandis que sur les degrés de l’échelle qui donne accès à la salle d’audience, des volailles indiscrètes se perchent et caquèrent, et que des tonquins, à l’abdomen distendu, se vautrent et grognent dans la vase chargée d’immondices du sous-sol de cette demeure officielle.

Le message débité et ouï, le mandarin se lève avec transport, dépose sa chique, joint les mains et s’écrie : « Heureux événement ! Avez-vous, ô Nai-Mouet ! été favorisé de la vue du saint éléphant ?

Le messager. — Illustre seigneur, que n’en est-il ainsi ! Mais je ne le connais que par la proclamation de l’auguste Chao-Phaja de Korat, dont je reçois les ordres, moi, cheveu. L’auguste Chao-Phaja s’est transporté jusqu’à Pimaie pour vérifier si la chose était telle que l’annonçait le roi de Louang-Prabang, et à son retour il a déclaré avoir reconnu un éléphant mâle, de noble race, marqué de tous les signes divins.

Le mandarin. — Bien ! très-bien ! Alors sa couleur peut être comparée à la couleur d’une marmite de terre neuve ?

Le messager. — Illustre seigneur ! je reçois vos ordres, il en est ainsi.

Le mandarin. — Parfaitement ! Et quelle est sa taille ?

Le messager. — Illustre seigneur ! il a au moins quatre coudées de hauteur.

Le mandarin. — Ah ! Il est jeune encore ? et a-t-il une bonne apparence ?

Le messager. — Illustre seigneur ! je reçois vos ordres, il est majestueux.

Le mandarin. — Et quand devons-nous l’attendre en ces lieux ?

Le messager. — Illustre seigneur ! si je puis énoncer une opinion à cet égard, moi cheveu, il sera ici vers le milieu de la prochaine lune.

Le mandarin. — Bien ! très-bien ! tout sera prêt pour sa réception. »

Et tandis que le Nai-Mouet se glisse à reculons vers l’échelle pour aller porter ailleurs la bonne nouvelle, l’illustre seigneur aux soixante ticaux d’appointements annuels (180 fr.), auquel il vient de la communiquer, se frotte les mains avec une vigueur inaccoutumée et répète, avec une animation croissante :

« Heureux événement ! heureux événement ! »

Le digne magistrat ne put me cacher longtemps que ce qu’il prisait le plus dans l’événement, ce qui le rendait si joyeux, c’était la faculté que l’ouverture et la réparation des routes allait lui donner d’imposer des corvées à ses administrés. Il m’avoua humblement, pleurant d’un œil et riant de l’autre, qu’il en imposerait beaucoup plus que la chose ne l’exigeait absolument, et que tous ceux qui voudraient s’en racheter le trouveraient disposé à traiter avec eux au prix modique de seize ticaux par tête, et que cette petite négociation, menée à bonne fin, le mettrait à l’abri du besoin dans sa vieillesse.

« C’est, ajouta-t-il en terminant, ce que mes collègues, grands et petits, appellent proverbialement tham na bon limg-phraï (faire sa moisson sur le dos du peuple). N’avez-vous pas, ô vénérable étranger ! quelque expression équivalente dans les langues européennes ? »

Tous les habitants du village, une cinquantaine à peu près, sont venus me présenter leurs enfants et me demander des remèdes, les uns contre la fièvre, d’autres contre la dyssenterie ou les rhumatismes, etc. Je n’ai pas entendu dire qu’il y eût des lépreux ici comme à Khao-Tchioulaü, mais les enfants sont d’une saleté révoltante ; ils sont littéralement couverts d’une couche de crasse qui les fait ressembler à des négrillons ; la