Leur but, ce faisant, est d’obtenir en retour un ou deux boutons de cuivre, quelques grains de verroterie, ou un peu de toile rouge.
Le vent du nord se fait très-souvent sentir, cependant ceux du sud-est et du sud-ouest reprennent quelquefois le dessus et nous ramènent de la pluie ; mais la chaleur des nuits diminue chaque jour, au point que maintenant après trois heures du matin je puis supporter une couverture ou m’envelopper de mon burnous. Mes deux serviteurs ont de temps en temps quelques atteintes de fièvre intermittente ; ils se plaignent souvent du froid à l’estomac. La mort nous dresse tant d’embûches dans ces lieux humides que celui qui y échappe peut se considérer comme privilégié.
L’air avait commencé à fraîchir à la fin de novembre ; avec décembre nous entrons en plein hiver ; une bonne brise, pareille à notre bise de mars, souffle du nord toute la journée, et la nuit le thermomètre baisse déjà jusqu’à quinze degrés centigrades. Le soir je me promène au bord de la rivière enveloppé d’un chaud burnous, le capuchon relevé ; c’est un plaisir que je n’avais pas goûté depuis ma visite à Phrâbat il y a deux ans. Il faut avoir passé tant de nuits d’insomnies, suffoquant de l’extrême chaleur, pour se figurer le bien-être que l’on éprouve à dormir enfin sous une bonne couverture de laine et surtout sans faire une guerre incessante à ces affreux moustiques. Phraï et Deng ont toute leur garde-robe sur le dos, le jour et la nuit ; je les ai même vêtus d’une double flanelle rouge et de chapeaux de feutre ; on les prendrait pour des garibaldiens, — à leur costume seulement, — car ils n’ont nullement l’air tapageurs ni guerriers ; cependant ils ne manquent pas d’un certain courage qui a aussi son mérite. Ils dansent en chantant autour d’un bon feu, et ils ouvrent de grands yeux quand je leur dis que j’ai vu des fleuves et des rivières plus larges que le Ménam, gelés et sur lesquels les chars les plus lourds pouvaient circuler[1] et d’autres où l’on rôtit quelquefois des bœufs entiers[2], et que souvent, dans ces contrées-là des hommes et des animaux meurent de froid.
Mon petit Tine-Tine ne dit mot, il s’enfonce sous ma couverture et y dort à son aise ; cependant si Phraï le tourmente en dérangeant sa literie, il lui montre les dents. Ingrat que je suis, je ne vous ai pas encore parlé de ce petit compagnon qui m’est si fidèle et si attaché, de ce joli et mignon King-Charles que j’ai amené avec moi, et dont toutes les Siamoises, surtout celles qui n’ont point d’enfants, sont éprises, malgré l’aversion que les Siamois témoignent aux chiens généralement ; aversion n’est peut-être pas le mot propre, mais ils ne caressent jamais ces animaux, qui d’ailleurs demeurent presque tous à demi sauvages. Je crains bien pour ce pauvre chien une triste fin, qu’il ne soit foulé aux pieds par un éléphant ou qu’un tigre n’en fasse une bouchée.
Depuis deux jours nous faisons bombance ; au moment où les vivres commençaient à nous manquer, le poisson s’est avisé de remonter la rivière, et c’est par centaines qu’on les prend à la trouble ; ils ne sont guère plus gros que des sardines, il est vrai, mais en une heure nous en avons pris de quoi remplir six ou huit paniers, et mes deux serviteurs ont assez à faire à couper les têtes et à saler.
Tous les enfants du voisinage, dont la plupart sont encore à la mamelle, viennent constamment m’apporter des insectes pour avoir un bouton de cuivre ou une cigarette. Oui, une cigarette ! ces bambins quittent le sein de leur mère pour la pipe et alternativement ; s’ils n’étaient pas si sales, ils seraient gentils, et je serais porté à les caresser ; mais depuis que j’y ai été pris, je crains les affections cutanées.
Le Laotien est aussi superstitieux que le Cambodgien, et plus peut-être que le Siamois. Si quelque personne tombe malade de la fièvre ou seulement de quelque légère indisposition, à coup sûr c’est le démon qui est entré dans son corps. Si quelque affaire ne réussit pas, ce ne peut être que la faute du démon ; si quelque accident arrive à la chasse ou à la pêche, ou en coupant du bois dans la forêt, c’est le démon et toujours le démon. Dans les maisons ils conservent précieusement un talisman, généralement un simple morceau de bois, ou une plante parasite dont la forme possède quelque ressemblance avec
- ↑ En Russie, sur la Néva.
- ↑ Sur la Tamise, à Londres.
d’hui à plus de cent vingt lieues de la mer ; ce qui fait supposer que la plaine de Siam a éprouvé un changement considérable dans ce laps de douze cents ans, puisqu’à présent les jonques ne remontent pas au delà de Juthia, distante de la mer de trente lieues seulement.
« En creusant des canaux, on a trouvé, dans plusieurs endroits, des jonques ensevelies dans la terre à quatre ou cinq mètres de profondeur. Plusieurs personnes m’ont rapporté que quand le roi fit creuser les puits pour les pèlerins, sur la route de Phrâ-Bat, à une profondeur de huit mètres, on trouva un gros câble d’ancre en rotin.
À l’extrémité nord de Bangkok, à onze lieues de la mer, je vis des Chinois creusant un étang ne rapporter du fond que des coquillages concassés, ce qui me confirma dans mon opinion, que cette plaine avait été mer autrefois. Voulant donc résoudre la question de manière à lever tous les doutes, je fis creuser dans le terrain de notre église à Bangkok un puits de vingt-quatre pieds de profondeur ; l’eau qui se rassemblait au fond était plus salée que l’eau de mer ; la vase molle qu’on ramenait du fond était mêlée de plusieurs sortes de coquillages marins, dont un bon nombre étaient en bon état de conservation ; mais, ce qui finit par lever tous les doutes, fut une grosse patte de crabe et des concrétions pierreuses auxquelles adhéraient de jolis coquillages.
« La mer s’est donc retirée et se retire encore tous les jours ; car dans un voyage au bord de la mer, mon vieux pilote me montra un gros arbre qui était à un kilomètre dans les terres, en me disant : « Voyez-vous cet arbre là-bas ? Quand j’étais jeune, j’y ai souvent attaché ma barque ; et aujourd’hui, voyez comme il est loin. »
« Voici la cause qui fait croître si vite la terre au bord de la mer. Pendant trois mois de l’année, quatre grands fleuves charrient, jusqu’à la mer, une quantité incalculable de limon ; or, ce limon ne se mêle pas à l’eau salée, comme je m’en suis convaincu par mes propres yeux, mais il est ballotté et refoulé par le flux et reflux sur les rivages où il se dépose peu à peu, et à peine s’est-il élevé au niveau de l’eau qu’il y croît des plantes et des arbres vigoureux qui le consolident par de nombreuses racines. J’ai tout lieu de croire que la plaine de Siam s’est accrue de vingt-cinq lieues en largeur sur soixante en longueur, ce qui ferait une étendue de quinze cents lieues carrées. » (Pallegoix, t. Ier, ch. iv.)