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prendre soin de l’éléphant. Les Siamois, gens superstitieux avant tout et pleins de foi dans la métempsycose, croient que l’âme de quelque prince ou de quelque roi passe dans le corps de ce pachyderme, comme aussi dans le corps des singes blancs et de tout autre animal albinos : c’est pourquoi ils ont pour ces créatures maladives la plus grande vénération, non pas qu’ils les adorent, car les Siamois, en vrais disciples des premiers apôtres du bouddhisme, ne reconnaissent aucun Dieu, pas même Bouddha, mais ils ont la croyance que ces êtres anormaux portent bonheur au pays.

Pendant le trajet, des centaines d’hommes coupaient les branches devant l’animal et lui préparaient un chemin facile. Deux mandarins lui servaient à ses repas des gâteaux de différentes espèces dans des plats d’or, et le roi lui-même, sorte de philosophe rationaliste, vint jusqu’à Ajuthia au-devant de lui.

Grâce à ce fétiche et à l’aide de quelques présents de valeur, je réussis à obtenir des lettres un peu plus favorables pour les gouverneurs des provinces du Laos et je quittai de nouveau Bangkok, ou pendant une quinzaine de jours je reçus la gracieuse et généreuse hospitalité de mon ami Dr Campbell, un des meilleurs hommes que j’aie rencontrés jusqu’à présent, et dont la bonté, l’affabilité et la loyauté ont gagné mon cœur et mon estime.

Enfin, après une double dépense d’argent et de temps, celui-ci plus irréparable que celui-là, je pus reprendre la route du nord.

En me parlant de son voyage à Kôrat, le Dr House, le plus hardi des missionnaires américains de Bangkok et le seul blanc qui eût pénétré jusque-là depuis un grand nombre d’années, me disait qu’il n’avait éprouvé sous tous les rapports qu’une déception. J’en dirais autant, si j’étais comme lui parti avec beaucoup d’illusions ; mais j’avais une idée de la forêt du roi du Feu, que j’avais déjà traversée sur une foule de points, comme à Phrâbat, à Khao-Khoc et à Kenne-Khoé, et sous les ombrages délétères de laquelle j’avais déjà passé plus d’une nuit. Quant à des cités, je ne m’attendais point non plus à en trouver au milieu de ces bois, presque impénétrables, et où l’œil même ne peut plonger à plus de quelques pas devant soi. Dernièrement encore, je viens d’y passer dix nuits successives. Durant la traversée de cette immense et épaisse forêt, tout ce qu’il y avait de Chinois dans la caravane, heureux à chaque halte de se trouver encore au nombre des vivants, s’empressaient de tirer de leurs paniers une abondance de provisions capable de satisfaire l’appétit le plus exigeant ; ils choisissaient, à défaut d’autel, quelque gros arbre, ils disposaient leurs plats, allumaient des bougies, et brûlaient force papier doré, en marmottant des prières à genoux. À l’entrée et à la sortie de la grande forêt, ils jetaient des feuilles et déposaient des bâtons parfumés dans des espèces de chapelles élevées sur quatre pieux de bambous, ces étranges offrandes devant, selon eux, conjurer les démons et écarter la mort.

Quant aux Laotiens, quoique superstitieux, je les trouvai très-aguerris, surtout ceux qui font huit ou dix fois ce voyage par an. Ils n’ont même pas peur d’éveiller le roi du Feu en tirant sur les voleurs et le gibier qui se présentent. La mort cependant recrute journellement, et même dans la bonne saison, un ou deux individus sur dix nouveaux venus qui traversent cette forêt. Je suppose que le nombre de ceux qui payent leur tribut dans ce terrible passage, soit à la maladie, soit à la mort, doit être considérable dans la saison des pluies. Lorsque tous les torrents débordent, que la terre est partout détrempée, que d’une extrémité à l’autre le chemin n’est que fondrières, que les rizières sont couvertes de plusieurs pieds d’eau, et qu’après cinq ou six jours de marche dans la vase, le voyageur ne cesse de transpirer au milieu d’une atmosphère d’une puanteur extrême, chaude comme une étuve et chargée de miasmes putrides, que de victimes doivent succomber !

Deux Chinois de notre caravane arrivèrent à Kôrat avec une fièvre affreuse. Je pus en sauver un, parce que, prévenu à temps, je lui administrai de la quinine ; mais l’autre, celui qui paraissait cependant le plus robuste, était mort presque aussitôt que j’appris qu’il était malade.

Notre premier bivac dans le Dong-Phya-Phaye avait été sur le revers occidental de la montagne. Nous campâmes sur un coteau où nos pauvres bœufs, faute d’herbe, durent apaiser leur faim avec quelques feuilles arrachées aux arbustes. La rivière qui descend de ces hauteurs est celle qui passe près de Kôrat. Sur la colline de la rive opposée, campait une autre caravane de plus de deux cents bœufs.

Dans une gorge de cette montagne, et sur des hauteurs presque inaccessibles et excessivement fiévreuses, j’ai trouvé une petite tribu de Kariens qui naguère habitait les environs de Patawi. Pour conserver leur indépendance, ils vivent à peu près séquestrés, car la crainte des fièvres empêche les Siamois de pénétrer chez eux. Ils n’ont ni temples ni prêtres ; ils cultivent un riz magnifique et plusieurs espèces de bananes qui ne se retrouvent que chez les tribus de même origine. Beaucoup d’individus, quoique assez rapprochés d’eux, ignorent même leur existence ; il est vrai qu’ils sont un peu nomades. D’autres prétendent qu’ils payent annuellement un tribut consistant en rake, qui n’est autre chose que la gomme laque ou lake du Japon. Cependant, chose assez contradictoire, le gouverneur de la province de Kôrat et plusieurs chefs de la province de Saraburi m’ont paru dans une complète ignorance à ce sujet.

Le jour suivant, une heure avant le lever du soleil, après avoir compté les bœufs morts d’épuisement et devant servir de pâture aux animaux sauvages, après avoir chargé les marchandises sur d’autres bâts, nous nous remîmes en marche ; et vers onze heures nous entrâmes dans de longs bois couverts de taillis et de hautes herbes, où fourmillent les daims et où l’on ne tarda pas à faire halte auprès d’une source.

Le lendemain, après un détour de quelques milles au nord pour trouver un passage, on gravit une nouvelle