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toutes les saisons ils piétinent le sol de ces affreux sentiers, ayant à peine le temps, matin et soir, d’avaler quelques boulettes de riz gluant, et passant la plupart de leurs nuits, avec très-peu de sommeil, tourmentés par les fourmis blanches et tenus en alerte par les voleurs.

Tous les jours nous croisions une ou deux caravanes de quatre-vingts à cent bœufs, transportant des peaux de daim, de cerf, de panthère, beaucoup de soie écrue, venant du Laos oriental, des langoutis de coton et de soie, des queues de paon, de l’ivoire, des os d’éléphant, du sucre, mais ce dernier produit en petite quantité.

Les quatre jours suivants, le terrain conservait le même aspect. Nous traversâmes plusieurs villages considérables, dont un, Sikiéou, nourrit un troupeau de plus de six cents bœufs appartenant au roi. Nous avons mis dix jours pour aller de Keng-Koë à Kôrat, où je fus parfaitement reçu par le gouverneur, qui, en outre de mes autres lettres, m’en donna une pour les fonctionnaires des provinces sous ses ordres, les obligeant à me louer à ma première réquisition, autant de bœufs et d’éléphants que j’en mentionnerais. La plus grande partie de la population de cette ville vint au-devant de moi, avec Phraï en tête, et plusieurs habitants me comblèrent de présents : des sacs de riz, du poisson, des fruits, du tabac, le tout en abondance.

Le quartier chinois de cette ville compte soixante à soixante-dix maisons bâties avec des larges briques séchées au soleil, et entourées de palissades de neuf pieds de hauteur et fortes comme celles d’un rempart.

Caravane d’éléphants traversant les montagnes du Laos. — Dessin de E. Bocourt d’après M. Mouhot.

Toutes ces précautions sont de la plus grande nécessité, car Kôrat est un nid de voleurs et d’assassins, le repaire de l’écume des deux races siamoise et laotienne, bandits et gens sans aveu, échappés d’esclavage ou de prison, et attirés là sur une scène plus digne d’eux, comme les corbeaux et les loups qui suivent les armées et les caravanes. Ce n’est pas qu’ils jouissent d’une impunité complète ; le gouverneur de Kôrat, fils du bodine ou général qui soumit Battambâng et les provinces révoltées du Cambodge, est vice-roi de ce tout petit État. Il a droit de vie et de mort, et il en use, dit-on, avec un sang-froid implacable ; il coupe une tête et un poignet sans y mettre beaucoup de façons. C’est toujours la justice siamoise, justice sommaire, mais peu logique. Il n’y a ni gendarmes ni police : c’est au volé à arrêter le voleur, s’il peut, et à l’amener devant le juge ; son voisin même ne lui prêterait pas main-forte.

Il s’agissait de me caser. Je m’adressai aux Chinois pour avoir un abri un peu plus grand que celui où Phraï s’était d’abord logé avec mes bagages. En peu de temps nous trouvâmes mon affaire.

À l’extrémité du quartier chinois, qui est le bazar, commence la ville proprement dite, renfermée dans une enceinte carrée d’un demi-mille de côté, formée de blocs de concrétons ferrugineuses et de grès tirés des montagnes éloignées, et que je reconnus au premier aspect pour être l’ouvrage des Khmerdôm.

Dans l’intérieur se trouvent la résidence du gouverneur, celle de toutes les autres autorités, quelques pagodes, un caravansérail ; en outre, un assez grand nombre d’autres habitations ne sont pas comprises dans l’enceinte. Un filet d’eau de huit mètres de large, qui traverse la ville, est bordé de petites plantations d’aréquiers et de cocotiers.

La ville de Kôrat proprement dite ne doit pas contenir plus de cinq à six mille habitants, et dans ce nombre on compte six cents Chinois, en partie venus directement du Céleste-Empire, en partie dépendants de parents résidant déjà dans le pays. Tous rayonnent de Kôrat à travers la province ou sur la route de Bangkok pour leur commerce.

Autant je trouvai les Siamois venus du dehors impudents, autant je rencontrai d’affabilité et de cœur même