Page:Le Tour du monde - 08.djvu/343

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gènes pour des renseignements sur les lieux éloignés de plus d’un degré eût été inutile. Mon but était de gagner Luang-Prabang par terre, d’explorer les tribus dépendantes de cet État au nord, et de redescendre le Mékong jusqu’au Cambodge. En partant de Kôrat, j’avais à me diriger vers le nord tant que je trouverais des chemins praticables et des lieux habités ; indubitablement j’arriverais sur les bords du fleuve, et si je ne tombais pas directement sur Luang-Prabang, je n’aurais qu’à me diriger à l’est, lorsque je le jugerais nécessaire.

J’éprouvai de nouveau un délai de plusieurs jours à mon arrivée à Kôrat avant de pouvoir obtenir des éléphants ; enfin le vice-roi, qui par son absence m’occasionnait ce retard involontaire, revint, me reçut très-amicalement, me donna une excellente lettre pour les gouverneurs de ses provinces, deux éléphants pour moi et mes domestiques, deux autres pour mes bagages, et je me mis enfin en route pour Tchaïapoune. Avant de quitter Kôrat, le Chinois chez lequel je logeais me donna le conseil suivant :

« Achetez un tam-tam, et partout où vous vous arrêterez, faites-le résonner. Aussitôt on dira : « Voilà un officier du roi ! » Les voleurs s’éloigneront, et les autorités auront aussitôt de la considération pour vous. Si cela ne suffit pas, la chose indispensable, si vous voulez lever les obstacles que les chefs laotiens ne manqueront pas de mettre partout sur votre route, c’est un bon rotin ; le plus long sera le meilleur, et essayez-le sur le dos de tous les mandarins qui feront la moindre résistance ou n’obtempéreront pas de suite à vos ordres. Mettez votre délicatesse de côté, le Laos n’est pas le pays des Francs ; suivez mon conseil, et vous verrez que vous vous en trouverez bien. »

Arrivé à Tchaïapoune, je fus cette fois beaucoup mieux reçu et je n’eus nullement besoin du tam-tam ni du rotin, la vue des éléphants et l’ordre du vice-roi de Kôrat rendirent notre mandarin souple comme un gant ; il me donna d’autres éléphants pour aller visiter les ruines de Pan-Brang, à trois lieues au nord de cette ville, au pied d’une montagne. Les Laotiens superstitieux prétendent aussi qu’elles renferment de l’or, mais que tous ceux qui ont osé y faire des recherches ont été comme frappés de folie.

Deux chemins conduisent de Tchaïapoune à Poukiéau ; le premier, à travers les montagnes, est excessivement difficile, et, dans la crainte de briser mes instruments, nous prîmes le second, qui est censé tourner le mauvais pas, mais qui prend le double de temps. Le premier jour, partis à une heure, nous atteignîmes un village nommé Nam-Jasiea, où nous fûmes surpris par un orage épouvantable. Nous étant abrités aussi bien que nous pûmes, nous gagnâmes l’entrée d’une forêt pour y passer la nuit. Depuis ce moment, la pluie ne cessa de tomber pendant plusieurs heures durant le jour et toutes les nuits suivantes ; pendant cinq jours nous ne quittâmes plus la forêt et ne vîmes aucune habitation. Il est vrai que nos jeunes éléphants étaient très-chargés, et nous ne pouvions guère faire plus de trois à cinq lieues par jour. Les torrents avaient débordé, et la terre ne présentait plus qu’un lit de fange et d’eau ; aussi je passai là les nuits les plus pénibles de ma vie, contraint que je fus de rester constamment avec mes habits mouillés sur le dos. On ne peut imaginer ce que nous eûmes à souffrir. C’était à regretter les chasse-neige, ces ouragans de neige, très-fréquents en Russie, au milieu desquels je manquai mourir plus d’une fois.

Mon pauvre Phraï fut saisi d’une horrible fièvre deux jours avant d’arriver à Poukiéau, et moi-même je me sentis très-indisposé. Le passage de la montagne est facile, l’ascension presque insensible ; des blocs de grès obstruent le sentier en divers endroits, mais les éléphants et les bœufs, les premiers surtout, s’y frayent facilement un passage. À deux ou trois reprises seulement, je fus obligé de descendre de cheval : car j’ai acheté un de ces animaux à Kôrat, comptant bien m’en servir pendant une grande partie de mes voyages futurs.

La végétation est belle, sans être épaisse ; peu d’arbres aux fortes proportions ; ils sont en général d’un diamètre de un ou deux pieds, et souvent d’une hauteur de vingt-cinq, trente et même quarante mètres ; parmi eux, on remarque beaucoup d’arbres à résine. Sous leur ombre, les daims sont en grande quantité ainsi que les tigres ; dans la montagne, il y a beaucoup d’éléphants et de rhinocéros. Nous trouvâmes d’immenses couches de grès. En quelques endroits, nous rencontrâmes de petits monuments insignifiants, faits en brique, et contenant des idoles en pierre taillée. Pendant la route, une de mes caisses s’est détachée par les secousses de l’éléphant ; elle fut brisée, et toute la charge, consistant en instruments et en des flacons d’esprit-de-vin contenant des serpents et des poissons, eut le même sort.

Poukiéau est un village moins considérable encore que Tchaïapoune. Nous trouvâmes un bon homme dans le gouverneur de cet endroit ; la veille de notre arrivée, il revenait de Kôrat, où il avait été informé de mon passage dans son district. Il me fit bonne réception. La pauvreté et la misère règnent ici : nous ne trouvâmes pas un poisson à acheter, pas un pot de graisse, rien que du riz gluant. Aussi, dès que mon pauvre Phraï sera sur pied, je me remettrai en route.

Désormais c’est Tine-Tine qui attire le plus l’attention des indigènes ; il a le pas sur moi ; on ne crie pas : « Un blanc ou un farang ! » quand nous passons, mais : « Un petit chien ! » et tout le monde d’accourir pour voir cette curiosité ; notre tour ne vient qu’après. Dans ces montagnes, les Laotiens font aux génies locaux des offrandes de pierres et de bâtons.

Les pluies avaient commencé lors de ma seconde entrée dans le Dong-Phya-Phaye, où je reçus pour baptême un déluge épouvantable ; elles ont continué depuis, parfois avec des interruptions d’un ou de deux et quelquefois de trois jours ; mais elles ne m’ont pas arrêté un instant, quoique j’eusse à traverser une région plus redoutée encore des Siamois que cette forêt du roi du Feu, et où aucun d’eux ne s’engage volontairement.

C’est la même chaîne qui, des bords du Ménam,