un certain nombre de voleurs poussés à la rapine par la misère ou par l’esprit de vengeance.
Outre la culture du riz et du maïs, les Laotiens s’adonnent à celle des patates, des courges, du piment rouge, de melons et autres légumes. À cet effet, ils choisissent un endroit fertile dans la forêt voisine, en abattent tous les arbres et y mettent le feu, ce qui donne à la terre une fécondité surprenante. Ils vendent aux Chinois de l’ivoire, des peaux de tigre et d’autres animaux sauvages ; ils troquent aussi de la poudre d’or, des minerais d’argent et de cuivre, la gomme gutte, le cardamome, la laque, de la cire, des bois de teinture, du coton, de la soie et autres produits de leur sol contre de la grosse porcelaine, des verroteries et autres petits objets de l’industrie chinoise.
Les Laotiens ne sont pas faits pour la guerre ; soumis dès le principe aux rois voisins, jamais ils n’ont su secouer ce joug pesant, et s’ils ont tenté quelques révoltes, ils n’ont pas tardé à rentrer dans le devoir, comme un esclave rebelle quand il voit son maître irrité s’armer d’une verge pour le punir.
La médecine est très en honneur parmi eux ; mais c’est une médecine empirique et superstitieuse. Le grand remède universel, c’est de l’eau lustrale qu’on lait boire au malade, après lui avoir attaché des fils de coton bénits aux bras et aux jambes, pour empêcher l’influence des génies malfaisants. Il faut avouer cependant qu’ils guérissent, comme par enchantement, une foule de maladies avec des plantes médicinales inconnues en Europe, et qui paraissent douées d’une grande vertu. Dans presque tous leurs remèdes il entre quelque chose de bizarre et de superstitieux, comme des os de vautour, de tigre, de serpent, de chouette ; du fiel de boa, de tigre, d’ours, de singe ; de la corne de rhinocéros, de la graisse de crocodile, des bézoards et autres substances de ce genre auxquelles ils attribuent des propriétés médicales suréminentes.
Leur musique est très-douce, harmonieuse et sentimentale ; il ne faut que trois personnes pour former un concert mélodieux. L’un joue d’un orgue en bambou, l’autre chante des romances avec l’accent d’un homme inspiré, et le troisième frappe en cadence des lames d’un bois sonore, dont les cliquetis font bon effet. L’orgue lao est un assemblage de seize bambous fins et longs, maintenus dans un morceau de bois d’ébène, munis d’une embouchure où le souffle de l’exécutant, tour à tour expiré et aspiré, fait vibrer de petites languettes d’argent appliquées à une ouverture pratiquée à chaque bambou, et obtient des sons harmonieux pendant que les doigts se promènent avec dextérité sur autant de petits trous qu’il y a de tuyaux. Leurs autres instruments ressemblent à ceux des Siamois.
Le 9 août, je quittai Luang-Prabang pour visiter les districts à l’est et au nord de cette ville.
Toute cette contrée n’est qu’une interminable succession de montagnes et de vallées ; celles-ci se creusent de plus en plus, celles-là s’escarpent davantage au fur et à mesure qu’on remonte vers le nord. Sur les sommets s’étendent d’épais jungles où retentit sans relâche le cri plaintif du gibbon, et souvent aussi le rauquement du tigre. Sur les pentes s’élèvent des futaies d’une essence résineuse, dont l’exploitation, industrie particulière du Laos, rappelle les procédés des résiniers des landes. Enfin, dans les concavités du sol, où règne le climat torride, l’arbre le plus commun est le palmier lan dont les feuilles, depuis des milliers d’années, tiennent lieu de papyrus, de parchemin et de papier aux poëtes sanskrits et aux théologiens de l’Indo-Chine.
Le 15 août, par une nuit splendide, je vins camper sur les bords du Nam-Kane ; la lune brillait d’un éclat extraordinaire, argentant la surface de cette charmante rivière, que bordent de hautes montagnes comme un immense et sombre rempart. Le cri des grillons troublait seul le calme et le silence dans lesquels mon petit cottage était plongé. De ma fenêtre, je dominais un paysage ravissant tout diapré de teintes opalées ; mais depuis quelque temps je ne puis apprécier ces choses ou en jouir comme autrefois ; je me sens triste, pensif et malheureux. Je regrette le sol natal. Je voudrais un peu de vie. Être toujours seul me pèse.
Parvenu à seize cents kilomètres au moins de l’embouchure du Mékong, je puis constater, par la masse énorme d’eau qu’il roule à travers les contre-forts des grandes chaînes sur lesquelles s’appuie la péninsule indo-chinoise, que ce fleuve, loin de prendre ses sources sur leur versant méridional comme l’Irrawady, le Saluen et le Ménam, vient de fort au delà et sans doute des hauts plateaux du Thibet. Me sera-t-il donné de faire plus ?
L’habillement des Laotiens de ces montagnes diffère peu de celui des Siamois ; les gens du peuple portent le langouti et une petite veste en coton rouge, et souvent point du tout. Hommes et femmes vont nu-pieds. Ils sont coiffés comme les Siamois. Les femmes sont généralement mieux que celles de ce dernier pays. Elles portent une seule courte jupe de coton et un morceau d’étoffe de soie sur la poitrine ; le plus souvent elles n’en ont point. Elles nouent leurs cheveux noirs en torchon derrière la tête. Les petites filles sont souvent fort gentilles, avec de petites figures chiffonnées et éveillées ; mais, avant qu’elles aient atteint l’âge de dix-huit ou vingt ans, leurs traits s’élargissent, leur corps se charge d’embonpoint ; à trente-cinq ans, ce sont de vraies sorcières, presque toutes affectées de goîtres, comme les femmes du Valais et des Grisons. Quant aux hommes, qui sont pour la plupart exempts de cette infirmité, j’ai remarqué parmi eux un grand nombre d’individus bâtis comme des athlètes et d’une force herculéenne. Quel beau régiment de grenadiers le roi de Siam pourrait recruter dans ces montagnes.
En somme, toute cette population, hommes, femmes et enfants, me rappelait les types du nord de la Polynésie, tels qu’ils sont représentés dans les grandes publications des marins français de 1820 à 1840. Certes, s’il avait été donné à l’illustre Dumont-d’Urville d’explorer les rives du Mékong, il aurait été fixé sur les origines