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nous voulûmes faire cette promenade à pied. Nous avions la Méditerranée à notre gauche, bleue et calme comme un lac ; à droite, le paysage offrait les aspects les plus variés, et aurait inspiré des chefs-d’œuvre à Français et à Théodore Rousseau. Denia doit son nom à un temple qui était consacré à la célèbre Diane d’Éphèse : les souvenirs de l’antiquité sont encore très-vivants dans toute cette contrée : le nom de Sertorius y est presque populaire ; on nous fit voir une tour en ruine ; elle porte encore, depuis tant de siècles, le nom du célèbre général romain, qui avait fait de Denia une de ses principales stations navales.

Au-dessus de la ville s’élève presque à pic une montagne rocheuse de plus de trois mille pieds de haut, appelée el Mongo ; on nous recommanda beaucoup d’en faire l’ascension : en effet, la vue sur la mer et sur la huerta, dont les vignobles s’étendent à perte de vue, est réellement splendide ; le petit port de Denia, vu à vol d’oiseau, avec ses barques aux voiles latines blanches et effilées, nous faisait l’effet d’un plan en relief.

Ce port serait presque abandonné sans les denias, qui constituent la richesse, et à peu près le seul commerce du pays. Ces denias sont d’énormes raisins secs provenant des ceps plantureux de la huerta, et qu’on exporte dans différents pays, où ils sont quelquefois vendus comme raisins de Malaga. La manière dont on les prépare est assez curieuse : on les trempe à trois reprises dans de la lessive bouillante en ne les laissant chaque fois qu’un temps très-court, opération qui a pour résultat de les faire gonfler ; après quoi on les suspend simplement au soleil pour les faire sécher. Les raisins ainsi préparés sont appelés lejias, d’un mot espagnol qui signifie lessive ; ils sont moins estimés que ceux qu’on appelle pasas del sol, et qu’on fait sécher au soleil sur la plante même ; pour cela, on coupe la queue à moitié, de sorte que la grappe reste suspendue, et se dessèche sans que la séve puisse y arriver. C’est la méthode généralement employée à Malaga. Les environs de la ville produisent également des oranges et des grenades en abondance : lors de notre passage, le port était encombré de ces fruits, qu’on entassait dans de grandes barques prêtes à faire voile pour Marseille.

En quittant Denia pour nous rendre à Alcoy, — toujours en tartane, car ici on ne voyage guère autrement, nous traversâmes la petite ville d’Oliva, et, laissant sur notre gauche la haute chaîne de montagnes qui sépare en deux la province d’Alicante, nous continuâmes notre excursion à travers une contrée aussi riche que celle que nous venions de traverser, et ne formant jusqu’à Alcoy qu’un immense verger : de temps en temps, quelques palmiers élèvent leurs cimes élégantes au-dessus des orangers, des mûriers et des grenadiers ; la récolte des caroubes venait d’avoir lieu, et on en voyait des guirlandes suspendues aux murs blanchis la chaux des barracas, qu’un soleil africain faisait briller au milieu de la verdure. Les barracas, habitations des paysans, n’ont qu’un rez-de-chaussée, et sont couvertes de chaume ou de joncs provenant des bords de l’Albuféra : il n’y en a pas une dont le toit ne soit surmonté de la Cruz de Caravaca. Cette croix, si fameuse dans le pays, et à laquelle on attribue de si grands miracles, tient son nom d’un lieu de pèlerinage très-fréquenté, qui se trouve dans la province de Murcie : elle est à deux traverses de grandeur inégale, et a tout à fait la forme de la croix de Lorraine.

Alcoy est une assez grande ville, très-agréablement située au pied des montagnes, dans une contrée des plus accidentées : il y règne une grande activité, qui contraste singulièrement avec le calme auquel on s’habitue à Valence. Les manufactures d’étoffe de laine doivent y être très-nombreuses, si on en juge par le nombre d’ouvriers qu’on rencontre, la figure et les mains barbouillées de teinture de couleurs ; mais la grande industrie d’Alcoy, industrie populaire par excellence et vraiment nationale, c’est la fabrication du papel de hilo : il est bien peu de gens en Espagne, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, qui ne roulent entre leurs doigts le papelito ; offrir à quelqu’un le cigarillo ou cigarro de papel, c’est la manière la plus naturelle d’entrer en conversation. Le papel de Alcoy jouit donc de la plus grande réputation, et se répand dans les parties les plus reculées de l’Espagne, et même à l’étranger. On nous assura que les diverses fabriques de la ville en produisaient chaque année environ deux cent mille rames, ce qui représente un total de plus de cent millions de cahiers de papier à cigarettes. Ces libritos de fumar, comme on les appelle ici, sont découpés très-rapidement au moyen d’une machine très-ingénieuse, inventée par un habitant d’Alcoy. Les libritos les plus estimés des amateurs portent la marque du caballito, petit cheval représenté sur la couverture. Les autres fabriques de papier à cigarettes mettent également leur marque sur la couverture des libritos ; assez souvent cette marque se compose de noms d’animaux, tels que le chat-angora, la panthère, et même le mégathérium. D’autres ont pour enseigne la Libertad, la Moralidad, la Independencia espanola ; nous en avons remarqué qui représentaient O’Donnell et Espartero se donnant la main, avec cette légende au-dessous : Union liberal de Espana.

Parmi les infiniment petites industries qui s’exercent en Espagne, celle des vendeurs de libritos peut être signalée comme une des plus pittoresques. Ces industriels en plein vent sont presque toujours des enfants ou des vieillards, et leur mise de fonds, aussi peu compliquée que celle de leurs confrères les marchands d’eau et les marchands de feu, se compose simplement d’une petite boîte suspendue au cou avec une ficelle, et dans laquelle s’étalent quelques cahiers à la couverture jaune, rouge ou blanche.

Le jour de notre arrivée à Alcoy, la ville présentait un aspect tout à fait inaccoutumé : les habitants allaient et venaient d’un air affairé ; çà et là des groupes se formaient, et on y causait avec une animation qui annonçait qu’il se préparait quelque chose d’extraordinaire. Des tartanes, des galères et des carros s’arrêtaient aux posadas, et nous voyions de nombreux paysans sortir des