Page:Le Tour du monde - 08.djvu/416

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une vive secousse à la rêne gauche, en même temps que j’enfonçais l’éperon du côté droit. Férus fit un violent écart, et le lion passa, me heurtant l’épaule avec tant de force que je fus obligé de saisir l’étrivière pour me retrouver en selle.

Immédiatement le lion ralentit sa course. Dès que je put arrêter Férus, chose malaisée dans son état d’excitation, je sautai à bas, et fis un coup digne d’éloges. Il ne m’appartient pas de le dire ; cependant c’était beau si l’on considère l’épreuve à laquelle je venais d’être soumis ; je brisai la patte gauche du lion à cent cinquante pas juste à la lisière du fourré.

Craignant de le perdre, — les Masaras fuyaient, le bouclier sur la tête, et pour rien au monde ils n’auraient voulu reprendre la piste, — je ressautai à cheval, et partis d’une allure folle. Le lion bondissait rapidement sur trois pattes ; je le gagnai néanmoins, et quittai la selle à quarante pas derrière lui. Mon coup l’ayant frappé à la naissance de la queue, lui brisa l’épine dorsale ; il se traîna sous un buisson, rugit d’une manière effrayante, et je lui mis encore deux balles dans la poitrine avant de le réduire au silence.

C’était un vieux lion, gras et féroce ; dont les énormes griffes jaunes étaient émoussées et réduites à quatre aux deux pattes de devant.

Le noir pressentiment qu’avait fait naître en moi la vue de ce crâne avait été bien près de réaliser.

Pourquoi l’homme risque-t-il sa vie sans y avoir aucun intérêt ? C’est un problème que je n’essayerai pas de résoudre. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on trouve dans la victoire une satisfaction intérieure qui vaut la peine de courir tous les risques, alors même qu’il n’y a là personne pour y applaudir.

Je voudrais avoir la puissance descriptive du Masara qui fit à ses camarades le récit de l’aventure ; jamais acteur ne m’a fait assister à pareille fête. Je ne comprenais pas un mot de son discours ; mais ses attitudes, ses gestes, sa physionomie étaient d’une prodigieuse éloquence. Ses yeux lançaient des éclairs, des flots de sueur l’inondaient, et j’eus le frisson quand il se mit à rugir. Impossible de mieux peindre l’effroi du cheval, sa course effrénée, ma pose, mes coups d’éperons, l’écart de Férus, tous les incidents de la chasse. J’eus le plaisir de voir qu’il me plaçait au plus haut de son estime ; les Masaras, depuis lors, me comblent d’attentions ; ils m’apportent de l’eau et du bois sans que je leur demande. »

Antilopes coudous. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

La route se continua au milieu de privations et de fatigues plus grandes que jamais. Une partie de la bande était restée en arrière pour chasser l’éléphant : on ne savait ce qu’elle était devenue, et les plus vives inquiétudes se joignaient aux souffrances du voyage. Vers la mi-novembre, Kébon et Férus, guéri de son affreuse blessure, étaient dévorés par les lions ; Gyp, la compagne de Juno, avait été enlevée par un léopard, et à mesure qu’on avançait, les quelques hommes qui restaient au chasseur rentraient dans leurs foyers.

Malgré cela Baldwin atteignait le Mérico en temps voulu, arrivant à Durban au mois de lévrier 1861, y recevait bientôt ses fidèles chasseurs, qui ne s’étaient fait attendre si longtemps que pour lui rapporter plus d’ivoire, et s’embarquait pour l’Angleterre un mois après leur retour.

Baldwin.