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chimiste et géologue distingué, M. Streng, dont nous avons fait la connaissance à Clausthal, et qui s’est gracieusement offert à nous guider dans ce pays, qu’il connaît à merveille. Une pareille offre n’était pas de refus, comme bien vous pensez.


Clausthal, 9 août.

Nous sommes de retour à Clausthal depuis hier au soir à onze heures, ravis de la tournée que nous venons de faire : joli pays, temps passable, malgré quelques petites pluies. Le professeur Streng a été pour nous un excellent compagnon ; c’est un homme charmant, d’une complaisance extrême, d’une vivacité, d’un entrain qui conviennent admirablement à une pareille course, et en même temps d’un savoir qui nous aura, je l’espère, beaucoup profité.

Venant d’Andréasberg, nous avons trouvé, à l’heure convenue, M. Streng au rendez-vous du Torfhaus, au pied du Brocken. Nous voulions gravir la montagne le soir même, afin de courir la chance de voir le lendemain, au lever du soleil, le fameux spectre du Brocken. Mais la pluie nous a retenus, et comme elle a été sans cesse croissant, et que, par le mauvais temps et dans l’obscurité, les chemins n’étaient pas praticables, nous avons dû nous estimer fort heureux de trouver un gîte dans la maison du garde des forêts.

C’est donc le lendemain matin seulement que nous avons fait ce que les Français, et particulièrement les Parisiens, visiteurs du Brocken, ont coutume d’appeler « la pénible ascension de cette haute montagne. » C’est, tout bonnement, quand on l’aborde de ce côté, l’affaire de deux petites heures, par une pente assez douce, mais malheureusement sur un sol tourbeux, humide et peu agréable à la marche. Il est très-remarquable que cette montagne, entièrement granitique, soit couverte de tous côtés, même sur les versants les plus rapides, d’une épaisse couche de tourbe où les bruyères croissent en abondance. Il semble qu’il n’y ait rien là pour retenir l’eau et donner lieu à la tourbe de se former ; pourtant elle s’y développe avec rapidité, et sur une profondeur assez grande pour qu’on ait pu établir d’importantes exploitations dans les parties les plus facilement accessibles aux voitures de transport.

Nous avons été protégés, jusqu’au sommet de la montagne, par d’épais nuages qui nous enveloppaient et nous défendaient du soleil. Du sommet, où est établie une très-grande auberge (le Brockenhaus), nous avons enfin pu embrasser tout le panorama, mais seulement pendant quelques rapides éclaircies et par un formidable vent contre lequel il fallait déployer toutes nos forces.

Faut-il attribuer ce que nous avons éprouvé à ces circonstances peu favorables ou au paysage lui-même ? Je ne sais ; mais je n’ai pas été touché du tout de la vaste étendue qui s’offre au regard ; il est sans doute curieux de dominer et d’apercevoir, au dire des Guides : — « trente-neuf villes (de Hanovre jusqu’à Leipzig), six cent soixante-huit villages, etc…, la deux centième partie de l’Europe, la onze millième partie du monde !… » Mais ce spectacle n’a réellement rien de frappant, rien qui se grave dans la mémoire, comme est encore gravé dans la mienne le magnifique panorama du Rigi[1]. Les montagnes du Harz semblent chétives ; on voit Clausthal à deux pas de soi, et l’œil ne rencontre que des collines arrondies au delà desquelles se trouve la plaine. Je n’ai pas eu, au milieu de tout cela, pendant un seul moment, l’émotion que l’on ressent devant les grandes scènes de la nature, et en rentrant au Brockenhaus pour prendre un verre de punch fortifiant, j’ai ri de bon cœur de toutes les tirades ampoulées écrites par nos amis les Parisiens sur le gros livre ouvert aux impressions de voyage.

Les légendes célèbres du Brocken, les récits de danses de fées et de sorcières, immortalisées par Goethe, sont encore aujourd’hui dans toutes les bouches. La tradition de la nuit du Walpürgis est toujours vivante ; seulement ce sont de joyeux villageois qui viennent, a la nuit du 1er  mai, prendre la place des sorcières détrônées, et qui dansent en troupe sur le Brocken, pendant que, dans la plaine, des paysans craintifs, redoutant les maléfices qui se trament contre eux sur la montagne, passent la nuit à faire dévotement le tour de leurs champs à la lueur des torches.

Quelques personnes placent l’origine des légendes terribles du Brocken dans le souvenir des sacrifices sanglants que venaient y faire les Saxons idolâtres, et qui se continuèrent longtemps encore après les campagnes exterminatrices de Charlemagne. Les autels sur lesquels s’accomplissaient les sacrifices seraient alors les larges dalles naturelles qui, soutenues en l’air par de grands piliers de granit fouillés par les eaux, offrent en effet, sur la pente du Brocken, un aspect étrange et favorable aux récits légendaires.

En redescendant du Brocken, du côté de Wernigerode, nous avons suivi pendant quelques instants la belle route carrossable qu’on a tracée jusqu’au sommet de la montagne ; mais nous l’avons bientôt quittée pour traverser un grand bois de sapins et gagner quelques rochers abrupts et isolés au milieu des arbres, les Zehter-Klippen, du haut desquels on a de belles échappées sur la vallée ; puis nous avons suivi le joli ravin à cascades multipliées qui descend du côté de Wernigerode (la Steinerne-Renne), et nous nous sommes enfin arrêtés le soir à Hasserode, village qui est comme un faubourg de Wernigerode…

Le lendemain, en quelques minutes, nous étions arrivés à Wernigerode, et nous allions voir le château du duc souverain de ce petit État maintenant médiatisé et placé sous la protection de la Prusse.

Le duc est aujourd’hui un fort petit personnage, quelque chose comme un riche particulier qui a le droit de chasse dans les forêts dont il était autrefois l’absolu

  1. On lira, dans le récit suivant, une appréciation du Brocken toute différente. Nous avons pensé qu’il n’était pas sans intérêt d’opposer l’une à l’autre l’impression du jeune ingénieur et celle de l’artiste. Chacun voit et sent selon le temps ou son caractère.