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n’est pas très-rare en hiver, le macadam formé par l’accumulation de la poussière pendant plusieurs mois, se détrempe à la profondeur de quinze à vingt centimètres. Il est assez curieux de voir alors la population indigène marcher les pieds nus dans cette boue noire et infecte. Les pluies deviennent, dit-on, plus fréquentes qu’autrefois.

On attribue ce phénomène aux plantations nombreuses et aux jardins que les Européens ont multipliés extra muros. Je ne sais si cette explication satisfera les savants. Dans tous les cas, l’inconvénient de la pluie est plus que compensé par l’agrément de la verdure.

Les mois d’été sont toujours un temps de sécheresse, même sur le bord de la mer, et les habitants avaient beaucoup à souffrir avant le jour où l’eau du Nil qu’élève la vapeur a été répandue avec largesse par des fontaines publiques et des jets d’eau même qui alimentent plusieurs bassins sur la grande place dite : Place des Consuls. C’est le rendez-vous général des gens affairés. On y fait beaucoup d’opérations de commerce. La spéculation y est sur son terrain ; la médisance aussi. Car Alexandrie n’a rien à envier aux petites villes d’Europe, où l’on s’occupe le plus du prochain pour le déchirer. Le camp des Volsques déblatère contre le camp des Romains ; les Troyens montrent beaucoup de froideur aux Grecs, et ces groupes divers évitent de saluer quand ils se croisent. Au-dessus d’eux les sycomores étendent leurs grands bras décharnés pendant l’hiver et ressemblent à des potences.

Le village de Tell-el-Kebir.

Après avoir déposé nos bagages à l’hôtel, notre premier soin devait être de nous rendre au siége de la Compagnie du canal de Suez. Il est aisé d’arriver à cette résidence. Tous les manœuvres, tous les portefaix, tous les âniers, tous les cochers, tous les boutiquiers d’Alexandrie en indiquent le chemin. Il suffit de prononcer avec un accent interrogateur le mot Compañia, pour obtenir le renseignement qu’on désire. Quoiqu’il y ait en Égypte plusieurs associations constituées dans le but d’exploiter quelque concession du gouvernement, on n’y connaît qu’une Compagnie : la grande, celle qui creuse un canal à travers l’isthme de Suez pour unir la mer Rouge à la Méditerranée, celle qui dépense en Égypte des millions dont profite le pays tout entier ; celle que dirige M. de Lesseps, la Compañia, en un mot, cette association qui a su commander le respect des indigènes, la seule dont ils comprennent le but et la portée. Une partie de l’hôtel est occupée par le consul général des Pays-Bas, vice président de la Compagnie.

Il est d’usage, dans les maisons riches, d’entretenir un certain nombre de domestiques, dont l’unique occupation est de se tenir debout à la porte extérieure. Chez les consuls, ils sont placés sous les ordres d’un « cavass, » fonctionnaire généralement remarquable par son costume d’Albanais civilisé, et qui fait auprès des représentants de la société européenne l’office d’un suisse de paroisse : une sorte d’officier de police, en un mot, dont l’autorité toute morale n’est admise qu’en raison de la puissance du pavillon arboré sur le toit du consulat.

Nous fûmes conduits à la demeure de notre vice-président par un de ces agents.

Quel fut notre plaisir d’y trouver avec un accueil gracieux et cordial le luxe des meilleures maisons de Paris ! Avec quelle joie nous prîmes place autour d’une table chargée du plus élégant service ! Quel sentiment de bien-être remplaça nos précédents malaises lorsque, assis paisiblement sur un terrain solide, dans les bras d’un moelleux fauteuil, nous pûmes apaiser les griefs de notre estomac en appréciant les chefs-d’œuvre d’un cuisinier digne de servir, non-seulement un consul général, mais encore tout un congrès de diplomates !

Notre destinée ne nous permettait pas de nous endormir dans les délices de cette Capoue égyptienne. M. de