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dent, repartaient vers quatre heures et ne trouvaient d’ordinaire qu’assez tard dans la nuit une auberge ou une ferme, satisfaits le plus souvent de pouvoir s’y coucher, faute de lit, sur une botte de paille, devant une vaste cheminée.

Les paysages, pendant les premières journées surtout, déroulaient sous leurs yeux une suite de beautés qui allégeaient agréablement les fatigues du voyage.

« La variété des sites, dit l’auteur, l’aspect saisissant de ces pics et des gorges de ces monts sauvages qui portent partout la trace du feu souterrain qui les a soulevés, les grottes, les glacis, les cascades, la riche végétation des vallées, où l’on trouve par contraste les animaux et les plantes d’un climat presque tropical, excitaient au plus haut degré notre admiration. »

Un étroit chemin creusé sur le flanc d’une des montagnes les plus élevées de la chaîne des Alleghanys conduisit les voyageurs à une des merveilles de cette contrée, le Natural-Bridge (le pont naturel) suspendu sur un abîme de mille mètres.

Vers la petite ville de Liberty, lord S… eut l’occasion de montrer qu’il n’avait pas eu tort de prendre à Londres, comme lord Byron, des leçons de boxe. Les deux voyageurs eurent à châtier à coups de poing l’insolence de deux rustres américains qui, attablés sous une tonnelle et buvant de la bierre, à peu de distance de la ville, les avaient apostrophés grossièrement en les voyant tirer sur une volée de perdrix : il est bon de dire qu’on était au dimanche et que ce fait de chasse pendant le jour consacré au repos dénonçait hautement la qualité d’étrangers de lord S… et de son compagnon. La querelle et la bataille terminées, les deux Américains, qui avaient trouvé leurs maîtres, s’adoucirent tout à coup. Or l’un d’eux était précisément le principal aubergiste de Liberty, ce qui valut aux voyageurs un souper excellent : « de la soupe aux gombos[1], des truites délicieuses, un jambon fumé aux choux, un rôti de perdrix (tuées en dépit du dimanche), et un plum-cake au lait, au pain et aux fruits. »

À partir de Liberty, le paysage change de nature. Aux montagnes et aux ravins succèdent les collines et les vallons, aux sapins blancs et noirs, aux mélèzes et aux pins de Virginie d’immenses forêts d’hickory, de pocanier, de chênes de toute espèce, et de noyers pourceaux (chênes à glands doux qui fournissent aux porcs une nourriture abondante).

De ce moment, jusqu’à la fin, nous laissons la parole aux voyageurs.


II

Une école mutuelle dans un bois. — Christianburg. — Le condylure vert.

Un soir, en entrant dans un bois fort éclairci par des coupes récentes, au milieu desquelles s’élevait un immense hangar en charpentes, nous fûmes très-étonnés de voir une centaine de petits chevaux de montagnes attachés à des pieux disposés circulairement à portée de cet édifice rustique, d’où s’échappait un bourdonnement de voix confuses.

C’était une école mutuelle. — Des enfants de six à douze ans étaient assis sur des bancs, et venaient tour à tour répéter leurs leçons devant un magister d’honnête figure, isolé près d’une table.

Toutes ces petites mines éveillées au milieu de ce désert composaient un spectacle charmant.

La leçon était près de finir, et chaque écolier s’approchait du maître pour recevoir de lui un certificat de présence destiné aux parents. L’enfant s’échappait ensuite tout joyeux, et s’élançant sur son bidet, reprenait, en agitant sa casquette et poussant un hourra, la route de la maison paternelle.

Quand tout le monde eut été expédié, le maître d’école se joignit à nous pour retourner au village de Christianburg, où il demeurait et où nous voulions aller coucher.

C’était un homme vraiment respectable et qui avait une juste idée de toute l’importance morale de sa profession.

Il nous expliqua en chemin que, comme il n’aurait pu suffire à aller donner des leçons particulières dans toutes les fermes isolées des environs, on lui avait construit ce hangar au centre à peu près du canton, et que, deux fois par semaine, il venait y donner des leçons d’écriture, de lecture, d’arithmétique et d’histoire.

Les enfants s’y rendaient de six lieues à la ronde, et il nous assura qu’il était fort rare qu’aucun d’eux manquât d’arriver à l’heure précise de l’ouverture de la classe.

On sait combien l’instruction primaire aux États-Unis est fortement constituée : elle tend surtout à créer des citoyens assez éclairés pour s’intéresser avec intelligence à la chose publique.

On fait apprendre par cœur aux écoliers la Constitution, et on les habitue à lire assidûment la vie des grands hommes qui ont honoré, illustré ou enrichi le pays.

Abandonnés à eux-mêmes avec un cheval et un fusil, accoutumés à de longues courses dans les bois et à garder les troupeaux la nuit, les enfants deviennent sérieux de bonne heure : il serait presque impossible de trouver, aux États-Unis, un homme et même une femme, ne sachant pas lire, écrire et compter. Il n’y a pas une cabane, si pauvre qu’elle soit, où l’on ne voie quelques livres et un journal politique.

Nous arrivâmes vers la nuit au village de Christianburg, ainsi nommé par un Danois qui s’est établi le premier dans le pays.

C’est un centre agricole d’une certaine importance, et, en outre, il s’y fait un grand commerce de charbon de bois. Le pays est, du reste, assez monotone, étant de tous côtés entouré d’immenses forêts.

Je trouvai dans un pré, aux environs du village, un animal fort rare et fort curieux : c’est une espèce de taupe qu’on nomme le condylure vert.

Cet animal, fouisseur comme tous ses congénères, a le museau étoilé, c’est-à-dire que son nez très-allongé est garni de crêtes membraneuses disposées en étoiles autour des narines ; mais, ce qui le rend plus remar-

  1. Petits fruits verts qui ont l’aspect de la graine de capucines.