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Un sentier tracé dans le flanc de la montagne nous ramena à l’hôtel, où nous arrivâmes à la nuit tombante et presque au moment où le gong chinois[1], cet affreux instrument dont les vibrations déchirent les oreilles, annonçait que le dîner était servi.

Nous étions curieux d’assister à l’un de ces repas publics qui devaient former, d’après nos conjectures, une réunion bizarre de gens de toute condition et de tout rang.

Ainsi donc, sans tenir compte des insinuations du maître d’hôtel, qui nous assurait qu’il serait plus convenable de nous faire servir séparément, nous nous empressâmes de changer de vêtements, et de descendre dans la salle à manger où tout le monde était déjà réuni.

Sur une longue table de trois cents couverts, où presque toutes les places étaient prises, s’étalait une profusion infinie de mets de tout genre, volailles, gibier, immenses pièces de rost-beaf, porcs, esturgeons, poissons divers, entremêlés de distance en distance de pyramides de fruits et des inévitables châteaux de blanc-mangers, blancs, roses, ou jaunes. Cette perspective s’étendait à perte de vue dans une salle joliment ornée de guirlandes et de pots de fleurs, ce qui annonçait réellement la présence du cuisinier français qu’on nous avait justement vanté, l’ordonnateur de ce repas homérique.

On pense bien que notre entrée fut à peine remarquée au milieu du bruit des fourchettes, du cliquetis des verres et du bourdonnement des voix.

Nous allâmes nous asseoir à l’un des bouts de la salle, près de l’office, la place des derniers venus, et on nous servit immédiatement.

C’était un spectacle comique que cette galerie de cent cinquante personnes, rangées sur la même file, agitant leurs bras avec ensemble, tandis qu’un nombre presque égal de noirs tout habillés de blanc se démenaient derrière elles pour faire le service.

Nous venions d’achever un potage à la tortue, quand la grosse main à gants de coton blanc du nègre qui nous servait s’insinua entre nous, tenant une bouteille de champagne.

« Qu’est cela ? » dis-je en me retournant, fort étonné d’une politesse aussi imprévue.

Aux États-Unis, il est d’usage aux tables d’hôte d’envoyer quelque vin de Champagne, de Madère ou de Sherry en supplément, aux personnes auxquelles on veut faire honneur : c’est une prévenance à laquelle il serait de mauvais goût de se refuser.

Nous étions fort intrigués, d’autant plus que le nègre avait disparu dans l’office ; mais bientôt il revint, et en passant il nous jeta ces mots : « De la part de messieurs et de miss Johnson. » M. Johnson était un député au congrès avec lequel je m’étais lié à Washington et à qui j’avais formellement promis de passer quelque temps dans sa propriété, si j’allais au Kentucky. Sa fille et son fils l’accompagnaient. Un bruit de chaises qu’on faisait pivoter se fit entendre à l’autre extrémité de la salle à manger, et nous aperçûmes le père et le fils élevant leurs verres pleins à la hauteur de l’œil, ce qui signifiait en bon anglais qu’ils buvaient à notre santé, tandis que la jeune fille me faisait un petit signe de reconnaissance avec la main.

Nous fîmes la même manœuvre avec nos verres, les chaises reprirent leurs places et tout rentra dans l’ordre.

La famille Johnson était déjà depuis quinze jours à Mammouth-Hotel. Il eût été disgracieux à moi de refuser plus longtemps l’aimable invitation qu’on me faisait, et je dus renoncer à retourner dans les grottes. Mais quelque fatigant qu’y ait été mon séjour, je crois pouvoir affirmer qu’aucun spectacle, même celui des chutes du Niagara, ne m’a autant frappé, au milieu des merveilles naturelles si fréquentes aux États-Unis, que ce long voyage dans les entrailles de la terre, où il me semblait voir à chaque pas s’ouvrir devant moi un nouveau monde.

Poussielgue.


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NOTES SUPPLÉMENTAIRES SUR LES GROTTES DE MAMMOUTH.


Une seule visite, un seul visiteur, ne suffisent pas pour explorer et décrire toutes les merveilles des grottes de Mammouth. Aussi n’hésitons-nous pas à compléter le récit précédent par des notes empruntées à la relation manuscrite de notre ami et collaborateur M. L. Deville, auquel déjà cette livraison est redevable d’une partie de ses illustrations.

… À l’entrée des souterrains, se tiennent d’habitude des nègres, munis de lampes de mineurs, guides attitrés des trente ou quarante kilomètres de routes souterraines déjà reconnues dans ce sombre dédale. On m’avait recommandé un de ces pauvres noirs, du nom de Mat, esclave et père de famille, qui comptait sur le produit de son industrie pour racheter sa liberté et celle de sa femme et de ses enfants.

Je ne marchandai pas avec ce brave homme, et, une de ses lampes à la main, je descendis sur ses pas cinquante ou soixante marches humides, et me trouvai dans une galerie haute et large d’une vingtaine de mètres, baptisée d’un grand nom, du nom du naturaliste Audubon. Elle aboutit à une grande salle appelée la Rotonde, de laquelle rayonnent un grand nombre de corridors. L’un d’eux, dit le grand vestibule, conduit par une pente assez rapide dans une salle de près de cent mètres

  1. Le gong chinois est une espèce d’immense tam-tam qui remplace la cloche dans les hôtels américains.