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de grignoter certaine chose oblongue et brune qu’il escamota prestement, en surprenant mes regards attachés sur lui. Mais si prompt qu’eût été son geste, j’avais eu le temps de reconnaître dans la chose en question une bille de chocolat.

« C’est singulier, me dis-je ; est-ce à mes dépens ou aux siens que ce garçon se régale ainsi ? »

En me voyant arrêter ma monture, le mozo avait compris que j’avais besoin de ses services et s’était hâté d’accourir.

« Passez-moi un flacon de vin de Madère qui se trouve dans les alforjas, » lui dis-je.

Il me remit aussitôt l’objet demandé.

La légèreté de ce flacon, dans lequel j’étais certain d’avoir versé une bouteille entière de liquide, me donna l’idée de l’appliquer à mon œil et de regarder le jour au travers. Le flacon était à moitié vide.

« José Benito, pensai-je, doit avoir bu mon vin de Madère, comme il a mangé mon chocolat. »

Ce doute ou plutôt cette certitude opéra sur ma physionomie un certain changement qui n’échappa pas au mozo.

« Est-ce que monsieur aurait encore oublié quelque chose ? » me demanda-t-il d’un air empressé.

L’impudence du drôle me révolta.

« J’ai oublié de vous dire en partant, lui répliquai-je, que j’avais rempli ce flacon de vin, et, bien que je n’en aie pas encore bu une seule goutte, il est déjà vide à moitié…

— Monsieur me croirait-il capable de toucher à ses provisions ? J’avoue qu’une pareille idée chez monsieur me serait bien pénible !

— Pourtant ce flacon ne s’est pas vidé de lui-même ; je me rappelle l’avoir bouché avec beaucoup de soin… »

Sans m’en douter, je venais de fournir au mozo un moyen de rétorquer mon argument. Je le vis se tourner et se retourner sur sa selle, et palper le pellon de laine tressée qui la recouvrait.

« Monsieur l’avait mal bouché, au contraire, me dit-il, car mon pellon est tout mouillé. »

En achevant, il porta les mains à son nez et eut l’air de flairer une odeur absente. De mon côté, je tâtai les sacoches que le liquide avait dû traverser avant de mouiller le pellon du mozo. Ces sacoches étaient parfaitement sèches. Je rendis le flacon à José Benito, mais sans le porter à mes lèvres : son contenu me répugnait.

« Décidément, me dis-je, ce garçon est voleur, menteur et gourmand, trois vices que je tolérerais peut-être chez un domestique, mais que je déplore dans un compagnon de voyage dont je comptais faire un ami. »

Là-dessus, je poussai ma mule et me mis à siffler un air du pays, en regardant le ciel où couraient, poussés par un vent de nord-est, des nuages à formes rondes. C’est un peu ma manie et aussi ma ressource, de regarder le ciel dans les occasions critiques. Si sa vue ne me console pas toujours des mécomptes de cette terre, elle m’aide à les oublier momentanément et donne le change à mon cœur, en exaltant mon imagination. Ah ! si tous les nuages aujourd’hui retournés à la mer, aux lacs, aux rivières, pouvaient prendre un corps, une voix, et raconter les souffrances intimes que je leur ai confiées dans le cours de ma vie, quel beau traité de psychologie on écrirait d’après leurs seuls renseignements !

La pampa d’Anta, qu’il nous fallait couper du nord-est au sud-est pour atteindre Urubamba, n’offre absolument rien aux investigations du voyageur, ce voyageur fût-il botaniste, géologue ou chasseur d’insectes ; mais pour peu qu’il ait la fibre délicate, le cœur tendre, l’imagination inflammable, il peut appeler la rêverie à son aide et peupler de créations fantastiques et charmantes la morne solitude qu’il est contraint de traverser. Je ne me rappelle pas trop à cette heure quelles pensées m’occupèrent pendant les deux heures de marche que j’employai à franchir ce désert jusqu’au moment où le village de Mara m’apparut au fond de la perspective.

Mara, que nous côtoyâmes sans nous y arrêter et qui resta bientôt à notre gauche, est un village qui compte environ deux cents chaumières. Il n’a d’autres ressources que les salines qui l’entourent et que ses habitants exploitent de leur mieux, ce qui ne les empêche pas d’être assez misérables. Les huttes de ces indigènes sont construites en terre, coiffées d’un toit de chaume ou de branchages enduits de boue en mode de ciment et ressemblent de loin à des taupinières. Aucune végétation ne couvre le sol, l’eau potable y est inconnue et de juin à octobre, époque de l’hiver dans la Cordillère, d’effroyables tempêtes assiégent journellement ce morne pueblo, où le spleen le plus noir semble avoir élu domicile.

De Mara à l’extrémité du plateau d’Anta qui fait face à Urubamba, on compte une petite lieue. Autour de soi, aucun détail n’attire encore le regard ; mais l’horizon déploie déjà de curieuses magnificences. Au delà du tapis d’herbe rase de la pampa, se dresse et grandit par degrés un amphithéâtre de montagnes étagées en recul, et couronnées comme d’un diadème par la dentelure des neiges ; trois géants à tête blanche, l’Illahuaman, le Malaga, le Salcantay, dominent fièrement, d’une hauteur de quelque mille pieds, cette partie de la Sierra de Huilcanota.

En atteignant le bord du plateau que termine un brusque talus, je pus embrasser du regard l’immense paysage qu’on découvre de cet endroit. Resserrée entre le pied de la muraille dont j’occupais le faîte et l’amphithéâtre de montagnes que j’avais devant moi, la vallée d’Urubamba, sortie à ma droite des profondeurs bleuâtres de la perspective, s’allait perdre à ma gauche dans les gorges de Silcay, embrassant dix-huit lieues de pays cultivé à travers lequel la rivière Huilcamayo[1], tantôt irritée et blanche d’écume, tantôt calme et d’un bleu limpide, développait son cours sinueux. Sur ce long et

  1. Cette rivière, appelée Huilcamayo à l’endroit où elle prend sa source, sur le plateau de la Raya, a porté tour à tour les noms de rivière de Quiquijana, d’Urcos, de Calca et de Yucay, avant d’atteindre Urubamba. Là elle prend le nom de cette ville, qu’elle répudie quelques lieues plus loin pour celui de rivière de Silcay, sous lequel elle entre dans la vallée de Santa-Ana.