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aiguisé notre appétit, et nous fîmes honneur à ce repas frugal qu’éclairait un suif attaché au bout d’une perche.

La question du coucher fut débattue ensuite et résolue à l’unanimité. Chacun dressa son lit comme il l’entendit, choisit son voisin selon ses sympathies, et bientôt un chœur de ronflements, que dominait la basse-taille des deux moines, s’éleva harmonieusement dans le silence de la nuit.

Le lendemain, au réveil, je remarquai, non sans surprise, que le personnel de notre troupe s’était augmenté d’une demi-douzaine de sauvages Antis établis dans les environs, comme je l’appris un moment après. Aux noms de Pedro, de Juan, de José, de Maria, de Pancha, d’Anita, que leur donnaient les cholos de Cocabambillas, non moins qu’à l’aptitude des nouveaux venus à se servir indifféremment de l’idiome quechua et de celui de leur caste, je compris que j’avais devant moi un spécimen de ces Indiens abâtardis que le baptême a pu faire enfants de Dieu et de l’Église, mais à qui la civilisation n’a donné que ses vices, tout en leur retirant les qualités de l’homme naturel.

Ces Indiens étaient vêtus d’un sac en coton écru, avec des ouvertures pour la tête et les bras ; ils portaient la chevelure en queue de cheval, et leur visage gardait des traces mal essuyées de rouge et de noir qui dénotaient chez eux l’usage du rocou et du genipahüa. Tous, du reste, il faut leur rendre cette justice, avaient l’air stupide et parfaitement abruti.

L’exacte ressemblance du costume et de la crinière chez les mâles et les femelles, les mêmes chapelets de graines qu’ils portaient suspendus au cou ou passés en sautoir, confondaient si bien les deux sexes, que ce n’est qu’en les entendant parler qu’on pouvait, au timbre de la voix, distinguer les fils d’Adam des filles d’Ève, puisque tous, tant que nous sommes, hommes blancs, jaunes, rouges et noirs, nous avons, d’après la tradition, la même origine.

Ces sauvages de piètre mine, fort sales et fort laids d’ailleurs, malgré la patène d’argent que plusieurs d’entre eux portaient suspendue à leur nez, étaient accompagnés de petits chiens à l’échine saillante, aux oreilles pointues et droites, lesquels nous regardaient d’un œil hagard et semblaient nous flairer avec inquiétude. En examinant ce triste échantillon de la race canine, je me rappelai l’alcco ou chien muet de la Sierra Nevada, dont l’espèce très-répandue du temps des Incas s’est perdue, dit-on, depuis la conquête. L’idée me vint alors que la variété que j’avais sous les yeux pouvait bien être celle dont nos zoologistes européens déplorent aujourd’hui la perte.

Pour m’en assurer et résoudre un problème scientifique qui m’eût fait le plus grand honneur, je ne vis rien de mieux que de présenter à un de ces chiens qui rôdait près de moi un morceau de biscuit. Affriandé par cet appât, l’animal s’approcha en remuant la queue.

Au moment où sa gueule se refermait sur l’objet convoité, je lui saisis l’oreille et la lui tortillai au nom de la science. Il lâcha le biscuit et s’enfuit en poussant quelques cris aigus qui m’éprouvèrent qu’il n’était pas muet comme je l’avais cru et comme un voyageur français, qui le croyait aussi, s’est hâté de l’écrire.

En attendant le déjeuner qu’on nous préparait et qui devait être semblable au souper de la veille, à en juger par les détails que je surpris, les chefs de l’expédition franco-péruvienne, leurs attachés, et les deux moines se réunirent pour traiter de la question du départ.

J’assistai comme assesseur à cette délibération qui dura vingt-cinq minutes et se termina très-bourgeoisement. Fray Astuto offrit de prêter trois pirogues, qui, en y joignant les deux pirogues des Antis, arrivés le matin, formaient une flottille de cinq embarcations en état de contenir une vingtaine de personnes. Restait à trouver un moyen de transport pour les soldats, les bagages et les munitions de bouche.

Comme il était inutile de songer à se procurer d’autres pirogues, un des membres de l’assemblée proposa de couper des troncs d’arbres et de fabriquer avec eux des balsas ou radeaux, sur lesquels les soldats entourés de colis, seraient à merveille. L’idée trouvée ingénieuse fut adoptée à l’unanimité. Par hasard je jetai les yeux sur les individus dont il était question en ce moment, et je m’aperçus à l’expression de leur physionomie, que le mode de transport que nous avions cru de voir adopter sans les consulter, était loin d’avoir leur assentiment. Toutefois, je bornai là ma remarque, et laissant les membres du conseil féliciter de nouveau celui d’entre eux à qui était venue l’idée de ces planchers flottants, j’allai découvrir la marmite et donner un coup d’œil à son contenu.

La transparence du bouillon ou perlaient de loin en loin quelques yeux de graisse, m’apprit qu’une bonne demi-heure s’écoulerait avant que le chupé fût cuit à point.

Pour me distraire, j’ouvris mon album, taillai mes crayons et croquai deux ou trois Antis en attendant le déjeuner.

Comme ce travail m’obligeait à regarder tour à tour ma feuille blanche et les sauvages mes modèles, ceux-ci, remarquant ce manége, s’approchèrent de moi, et m’ayant entouré, se mirent à chuchoter entre eux. Je ne doutai pas un instant qu’ils ne critiquassent mon œuvre.

Pour apprendre à ces fils du désert que si la critique est aisée, l’art est difficile, mais que, nonobstant les difficultés qu’il présente, j’étais de force à défier leurs jugements, je fis immédiatement le portrait en pied de l’un d’eux et le présentai à l’individu, afin qu’il pût juger lui-même de sa ressemblance. Il le prit, le tint un moment les jambes en l’air et la tête en bas, façon neuve et toute sauvage d’envisager les choses au point de vue plastique, puis quand il l’eut suffisamment examiné et mis sous les yeux de ses camarades, il me le remit en éclatant de rire, une manière à lui, neuve et sauvage encore, d’exprimer son admiration, ainsi que me l’apprit un des cholos de la Mission qui se trouvait présent à cette scène.

Après le déjeuner fait à la hâte et en commun, on songea à se procurer le bois nécessaire à la construction des radeaux.