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nous attendaient en chemin. Chacun néanmoins s’efforça de sourire en regardant son compagnon. Il eût été ridicule d’entamer sitôt le chapitre des interjections et des doléances.

Déjà un peu trempés, un peu ahuris, mais toujours entraînés avec la même vitesse que si le souffle d’Eolus eût été déchaîné après nos nacelles, nous arrivâmes devant un site aride appelé Mancuréali, où nous nous arrêtâmes d’un commun accord pour réparer quelques avaries survenues à l’un des radeaux. Pendant qu’on resserrait les lianes qui rattachaient ses troncs disjoints, nous sautâmes à terre pour nous dégourdir un peu les jambes. La posture que nous obligeait à garder l’étroitesse de nos pirogues et l’immobilité de pose à laquelle nous étions condamnés depuis Chahuaris, nous avait occasionné d’affreuses crampes qui se dissipèrent après quelques pliés et quelques jetés battus sur la plage.

Site de Mancuréali.

Mancuréali, où nous venions d’aborder, est un de ces coteaux bas ou lomas, qui forment du côté de l’est les derniers gradins de la Cordillère. De faux noyers aux drupes côtelés (pseudo-juglans), deux ou trois quercus, propres à ces latitudes, des buissons de laurinées et de vernonias odorants, de loin en loin de grands jacarandas aphylles, dépourvus pour le moment de fleurs et de feuilles et pareils à des arbres morts ou à ceux d’essence européenne, dépouillés par l’hiver, caractérisaient la végétation de ce site, d’ailleurs désert, et lui donnaient un cachet de tristesse étrange. Un petit ruisseau, descendu des hauteurs, coupait le coteau d’ouest à est et venait mêler ses eaux cristallines aux flots troublés et jaunâtres de la rivière de Santa-Ana. Sur le premier plan, des blocs de grès, couleur d’ocre jaune et de rose sèche, formaient un repoussoir vigoureux aux lignes molles et au ton fade du coteau ; des blocs de même nature encombraient la plage, et s’avançant jusqu’au milieu de la rivière où ils offraient un obstacle au courant, déterminaient une succession de rapides, dont la disposition, le mouvement des vagues et l’écume pouvaient attirer complaisamment les regards du peintre, avide d’effets pittoresques, mais que le voyageur, appelé à les franchir dans une pirogue indigène, ne considérait pas sans un certain effroi.

Les Antis qui nous accompagnaient avaient été les premiers à gravir la berge, s’aidant dans cette ascension des buissons ou des arbrisseaux placés à portée de leur main et bondissant de pierre en pierre comme de véritables chèvres. Nous les suivions, mais non pas sans efforts et sans nous essouffler un peu. Au sommet du tertre s’élevait une cabane circulaire, couverte en chaume, avec une paroi haute de trois pieds environ, formée de pieux très-rapprochés. En voyant les sauvages entrer dans ce logis qui appartenait à un des leurs, nous ne nous fîmes aucun scrupule d’y entrer à leur suite. Les maîtres en étaient absents, et, en s’en allant, avaient oublié de fermer la porte, mais cet oubli de leur part était sans danger. Le logis était parfaitement dégarni de meubles et n’offrait-que des carcasses d’oiseaux, des os de pécaris[1], des écorces de coloquintes douces et de bananes vertes, toutes choses peu susceptibles de tenter la cupidité des passants.

Examen fait de ce bouge, dont le sol disparaissait sous un détritus de cendres et de paille brisée, nous reprîmes le chemin de la plage, ou nous trouvâmes deux de nos rameurs étendus ivres-morts. Des libations copieuses faites à Chahuaris et quelques gorgées d’eau-de-vie avalées en chemin pour se donner du cœur, avaient fait de ces deux vivants deux cadavres rigides. À force de les rouler du pied et de leur vider de l’eau sur la tête, on réussit à leur rendre un semblant de vie à défaut de raison. Comme on ne pouvait les reprendre dans les pirogues qu’ils eussent fait infailliblement chavirer, on les traîna sur les radeaux où, placés entre les colis qui leur servaient de garde fous, ils restèrent étendus le ventre en l’air, dans l’attitude de poissons échoués.

Après deux heures passées sur cette plage de Mancuréali, dont le soleil avait rendu les pierres assez brûlantes pour qu’un œuf pût y cuire, nous songeâmes à continuer notre route. Les pirogues furent de nouveau rejetées dans le lit du courant, qui les emporta comme un tourbillon de vent emporterait des feuilles sèches. Deux lieues de cette marche furieuse, évaluées d’après le chronomètre et une connaissance assez exacte de la vitesse du courant[2], nous conduisirent à l’endroit où la rivière Yanatili, sortie de la vallée de Lares et grossie en chemin de la rivière d’Occobamba, vient se jeter dans celle de Santa-Ana qui à partir de Chahuaris prend le nom de Quilla-

  1. Dicotyles labiatus.
  2. Ce courant, variable selon la configuration des terrains qu’il parcourt, a été mesuré maintes fois par nous, au moyen du loch et de l’ampoulette, soit en temps de crue de rivière, soit en temps ordinaire. La moyenne de sa vitesse entre Echarati et Chahuaris, est de huit milles à l’heure.