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assez près du sol, pour qu’une pierre aiguë se moulât en creux dans mes reins. La position était perplexe, voire insoutenable, mais j’essayai de l’oublier en invoquant le divin Morphæus, père du sommeil et des songes. Au moment où le dieu effeuillait déjà sur mes yeux ses soporifiques pavots, — sopori ferumque papaver, comme dit Virgile, — une main toucha mon hamac, en même temps qu’une voix me dit :

« Dormez-vous déjà ? »

Je me soulevai brusquement pour voir qui me parlait ainsi. À sa haute taille et à sa maigreur, je reconnus le chef de la commission péruvienne.

« Que le diable vous emporte ! lui dis-je. De quoi s’agit-il ?

— De quelque chose que vous ignorez et qu’il vous sera désagréable d’apprendre. Avez-vous remarqué l’air singulier dont Fray Astuto vous regardait au moment du départ ?

— Oui, certes !

— Vous rappelez-vous l’assurance qu’il vous a donnée que vous auriez toujours en lui un ami véritable ?

— Je me la rappelle et j’en ai été un peu étonné.

— C’est que vous pressentiez alors qu’il disait justement le contraire de ce qu’il aurait dû dire. Le digne Franciscain vous a juré une haine immortelle.

— Bah ! et pourquoi donc ?

— Parce que vous avez écrit à son sujet deux lettres explicatives, mais peu flatteuses. Ces lettres, que vous envoyiez à Cuzco, ont été interceptées par lui et n’arriveront jamais à leur adresse. C’est de Fray Bobo, notre aumônier, que je tiens le fait. Le pauvre homme ne peut pardonner à son compagnon de l’avoir obligé d’entreprendre, à son âge, un voyage aussi périlleux que le nôtre. La-dessus, tâchez de vous rendormir. Moi je vais, de ce pas, me blottir entre les trois pierres carrées où, pour cette nuit, j’ai élu domicile. »

Un moment je restai stupéfait de la confidence, admirant avec une certaine épouvante par quels moyens secrets la Providence détourne les flèches du but et les lettres de leurs adresses ; puis la fatigue du corps réagit sur l’esprit, je sentis craquer et se rompre le fil de mes idées et je m’endormis bientôt d’un sommeil profond.


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SEPTIÈME ÉTAPE.

DE CHULITUQUI À TUNKINI.
Hymne à l’aurore. — Effets désastreux d’une nuit passée en plein air. — La plage de Mapitunuhuari. — Chasse au radeau. — Où la situation s’aggrave et se complique. — Qui rappelle à trois mille ans d’intervalle, les débats du bouillant Achille et du superbe Agamemnon. — Du jambon cru considéré comme toxique. — Pendant que l’expédition franco-péruvienne ne sait à quel saint se vouer, l’auteur s’amuse à relever des altitudes. — Monographie du coq de roche.

Nous fûmes réveillés au petit jour par les gazouillements de quelques oiseaux, qui se détachaient comme le chant des flûtes dans un orchestre, sur le mugissement des rapides et les hurlements des guaribas (Simia Belzébuth). Ceux d’entre nous qui entendaient pour la première fois les sons rauques produits par la glotte cartilagineuse de cette espèce de singes, furent tentés de les attribuer à une douzaine de taureaux beuglant de concert. Quant à ceux dont les oreilles étaient familiarisées avec ce bruit étrange et discordant, ils appelèrent de tous leurs vœux le lever du soleil, qui seul pouvait y mettre un terme, les quadrumanes en question n’élevant la voix qu’aux approches de l’aube et du crépuscule, pour dire bonjour ou bonsoir à Phébus.

Cette première nuit passée en plein air, au milieu des pierres et sous les pleurs de la rosée, avait éprouvé la constitution des plus délicats de la troupe : les uns avaient le tour des yeux violet et le bord des paupières rouge, les autres le visage bouffi et les lèvres d’un bleu livide ; en outre, tous se sentaient la tête lourde et les membres endoloris.

Un maigre déjeuner, fait à l’aide de provisions trouvées dans les pirogues — nos munitions de bouche étaient restées sur les radeaux, — dissipa quelque peu le malaise de nos amis et coupa court aux propos de nos hommes, déjà rebutés par les obstacles et les contrariétés qui signalaient les débuts du voyage. Un quart d’heure suffit à notre réfection. Nous envoyâmes les balseros, accompagnés de deux Antis, dégager les radeaux, et, les laissant à la besogne, nous nous embarquâmes et prîmes les devants.

À une lieue de là, force nous fut de débarquer et de longer à pied la rive, pendant que nos rameurs guidaient les pirogues à travers des îlots de sable et de cailloux qui faisaient un archipel à la rivière et divisaient la masse du courant en plusieurs bras sans profondeur, mais d’un mouvement furieux.

(Ici nous croyons devoir ouvrir une parenthèse pour avertir les lecteurs que le verbe guider, deux fois souligné et qui reviendra souvent dans le récit de cette traversée, n’est pas employé par nous dans le sens de conduire et de diriger que lui donne le dictionnaire, et n’exprime ici qu’une action passive que nous essayerons d’expliquer. Dans les passages dangereux nous mettions pied à terre, ou, si la locution peut sembler vicieuse, nous débarquions. Les rameurs attachaient, en guise de câble, une liane à l’arrière des pirogues ou des radeaux, abandonnaient ensuite la machine au courant, puis, pour ralentir sa marche alors trop rapide et l’empêcher de se briser contre les écueils, ils pesaient à deux mains et de tout leur poids sur l’extrémité de la liane. On comprend que cette façon de guider une embarcation en se faisant traîner par elle, étant tout à fait opposée à celle que chacun a pu voir pratiquer le long de nos rivières par des hommes ou des chevaux, il était de notre devoir de la signaler en passant à ceux qui nous font l’honneur de