Page:Le Tour du monde - 09.djvu/163

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senta aux cholos, qui vinrent tour à tour poser leur main dessus en répétant avec notre aumônier une formule de serment qui les liait si bien sur la terre et dans les cieux, qu’ils ne pouvaient se parjurer sans attirer sur eux l’exécration des hommes et la malédiction de Dieu.

La cérémonie achevée, le révérend moine dépouilla ses ornements sacerdotaux et les remit dans le caisson qu’il referma bien vite au grand déplaisir des sauvages qui s’étaient approchés, et, supposant, aux vieilles broderies d’or de l’étole et du manipule, que ce caisson renfermait des magnificences en quincaillerie et en bimbeloterie, se le montraient du doigt avec ravissement.

À cette cérémonie religieuse, succéda une scène d’un caractère moins élevé peut-être, mais très-émouvant et à laquelle la plupart d’entre nous étaient loin de s’attendre. Dès le matin, ou même depuis la veille, il avait été convenu entre le comte de la Blanche-Épine et ses compagnons, que l’un d’eux se séparerait de l’expédition et retournerait dans la vallée de Santa-Ana, emportant avec lui des instruments d’observation et des bagages appartenant à la commission française, et devenus d’un transport impossible par suite de la désertion des balseros et d’une partie des rameurs. Le géographe, mon camarade de pirogue, avait été chargé de l’exécution de cette mesure, et son air abattu témoignait assez que s’il l’adoptait, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. Son itinéraire lui avait été tracé à l’avance. Il devait remonter la vallée de Santa-Ana, rentrer à Cuzco, suivre la voie de terre par Andahuaylas et Pisco jusqu’à Lima, arrivé là, prendre la voie de mer jusqu’à Truxillo ou Lambayèque, se diriger ensuite sur Jaën de Bracamoras, s’embarquer sur le Marañon et le descendre jusqu’à sa confluence avec l’Ucayali, où la commission française devait l’attendre. C’était un trajet d’au moins six cents lieues.

Séparation sur la plage de Coribeni.

Ces détails me furent donnés à voix basse par le pauvre jeune homme et pendant un dernier tour de plage que nous fîmes ensemble. L’ostracisme qui le frappait l’affectait vivement, et en me parlant il avait peine à retenir ses larmes. À sa confidence, je crus devoir répondre que la mesure adoptée parle chef de l’expédition me semblait d’autant plus étrange, qu’il restait encore cinq cholos et une dizaine d’Antis pour la manœuvre de nos embarcations, et que ce nombre d’hommes était suffisant pour atteindre Sarayacu ; qu’en ce qui concernait les instruments et les bagages dont la commission française jugeait convenable de se défaire, leur valeur intrinsèque ou fictive était si minime, que je ne comprenais pas qu’on obligeât un homme à se séparer de ses compagnons et à entreprendre seul un voyage de six cents lieues, pour assurer la conservation de pareils objets.

Les instruments dont le sort éveillait tant de sollicitude, étaient représentés par un octant, un baromètre et quelques cuivres scientifiques déjà jaspés de vert de gris, et mis hors de service par leur séjour dans l’eau et leur contact fréquent avec les pierres. Quant aux bagages, ils se composaient de deux ou trois boîtes d’insectes incessamment mouillés depuis notre départ de Chahuaris et à moitié pourris ; d’une main de papier bavard transformée en herbier et renfermant entre ses feuilles, sept ou huit plantes cueillies sur le versant oriental de la Cordillère à l’entrée de la vallée de Santa-Ana ; enfin d’une petite liasse de notes au crayon et d’une mallette en cuir de deux pieds carrés, appartenant au géographe et contenant quelques chemises, des chaussettes, des faux cols et un habit bleu à boutons de métal.

Inventaire fait de cette collection d’objets hétérogènes qu’un brocanteur eût estimée cinquante francs, j’insinuai à mon compagnon que la difficulté du transport d’une pareille friperie, alléguée par le chef de l’expédition, ne me paraissait qu’un prétexte invoqué par lui