Page:Le Tour du monde - 09.djvu/171

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roir de poche. Lorsqu’ils nous eurent vus assis en cercle, et chaque commission faisant table à part, en signe d’entente cordiale, ils se retirèrent chez eux, emportant la promesse que nous leur fîmes d’aller, le lendemain avant notre départ, rendre visite à l’accouchée et congratuler l’Antis, son heureux époux.

Après huit heures de sommeil, et comme nos yeux étaient encore fermés, bien que l’aurore, selon l’expression de Shakespeare, eût écarté ses rideaux couleur de safran, nous fûmes réveillés en sursaut par un bruit de voix et d’éclats de rire. Depuis sept jours, nous dormions tout habillés, et notre toilette ne fut pas longue à faire. D’un bond nous fûmes sur pied et prêts à recevoir les visiteurs, dans lesquels nous reconnûmes aussitôt nos bons pourvoyeurs de la veille. Les époux Antis étaient avec eux. Sensibles au souvenir qu’on leur avait transmis de notre part, et pour nous éviter la peine de passer chez eux, ils venaient au-devant de nous, apportant leur cher nouveau-né pour que nous le vissions. Le chérubin sauvage était bien un peu noir, un peu laid, un peu grimaçant ; mais, par égard pour le père et la mère, qui semblaient le manger des yeux, chacun de nous l’admirant sous réserve, parut s’extasier sur sa bonne mine et sa gentillesse. « Quel monstrico ! » me dit tout bas l’aide-naturaliste, en faisant au poupon de petites agaceries. Au sourire de jubilation qui illumina les deux bonnes têtes du père et de la mère, rasées jusqu’à l’os, à l’occasion de la naissance de leur premier enfant, je pus juger que la flatterie qui s’adresse au cœur est généralement comprise dans toutes les langues.

À la vue de cette chétive créature, née de la surveille et qui, malgré la faiblesse du sexe auquel elle appartenait, piaillait avec la vigueur de poumons d’un garçon de trois mois, notre aumônier Bobo fut pris du désir d’arracher sa jeune âme aux griffes de Satan et de la mettre, à l’aide du baptême, sous la sauvegarde de Dieu et de l’Église. Le chef de l’expédition péruvienne s’offrit à servir de parrain et voulut que son lieutenant servît de marraine, substitution de sexe à laquelle celui-ci se prêta volontiers. Le révérend tira du caisson vert ses ornements sacerdotaux que la chaleur et l’humidité combinées avaient tachés de moisissure, leur fit prendre l’air un instant, et, lorsqu’il les eut revêtus, ondoya l’enfant, lui donna les noms de Juana-Francisca, et prononça sur lui les prières accoutumées ; à l’issue du baptême, le parrain, à défaut d’un assortiment de gants, d’éventails et d’essences qu’il pût offrir à l’accouchée, lui remit, galamment enveloppés dans un vieux journal, un mouchoir de cotonnade à carreaux, un démêloir et un petit couteau à manche de corne. Le lieutenant-marraine, avec l’assentiment de son capitaine et compère, donna au père de l’enfant une hache neuve. Une distribution de boutons, de grelots et d’hameçons, faite aux assistants, remplaça pour eux les dragées du baptême. Nous partîmes chargés des vœux et des bénédictions de toute la troupe, qui voulut nous accompagner jusqu’à nos pirogues et ne quitta la plage que lorsque nous eûmes disparu.

Un baptême sur la plage de Quitini.

Les vœux et les bénédictions de ces bonnes gens, que nous pensions devoir écarter de nous les périls du chemin, la prière de l’innocence étant surtout agréable à Dieu, ne purent empêcher que nous ne prissions un bain de jambes dans les rapides de Capiniari et un bain complet dans la cascade de Biricanani. Mais nous fûmes dédommagés de ces immersions successives par un site charmant que nous traversâmes et où, pendant une demi-heure, nous jouîmes d’une entière sécurité. À cet endroit appelé Biricanani, du nom de la cascade mugissante qui en gardait le seuil, la rivière, resserrée entre de grands murs de basalte coupés à pic et formant des angles saillants et rentrants, cessait tout à coup de couler et semblait endormie. De beaux arbres