Page:Le Tour du monde - 09.djvu/186

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brillantes, diamants liquides, scintillant des couleurs du prisme.

Cette tempête dans laquelle mes compagnons ne virent jamais qu’une de ces averses vulgaires comme nous en avions tant subies depuis notre départ de Chahuaris[1], fut pour moi une manifestation de la colère céleste et le châtiment de l’insensibilité que nous avions témoignée la veille au sujet de la fin tragique de notre pauvre chapelain.

Laissant à l’air et au soleil le soin de sécher sur nos corps nos habits ruisselants, nous nous mîmes en route, longeant la plage pendant que les embarcations descendaient la rivière. Dans le rapide de Mapiruntuni nos bagages furent arrosés par les lames, mais comme au moment du départ ils dégouttaient encore de la pluie de la nuit, la chose était sans importante. À dix heures, nous dépassions un second rapide du nom de Chahuancani.

À cet endroit, le paysage se transforma subitement. Les plages disparurent. La ligne des forêts s’interrompit. Des murailles de grès rougeâtre profilèrent d’un haut rempart les deux côtés de la rivière. Dans l’impossibilité d’en côtoyer les bords coupés à pic, nous gravîmes ces formations minérales et longeâmes leurs crêtes où le détritus végétal amoncelé depuis des siècles, formait une couche assez épaisse pour nourrir des buissons de berberis, de mimoses et un buxus aux rameaux étalés, dans les racines noueuses duquel s’embarrassaient nos pieds. Vue ainsi de haut en bas, à vol d’oiseau ou de ballon, la rivière étroitement resserrée entre cette double muraille qui la couvrait d’ombre, nous rappelait, nos gondoles aidant, les mystérieux canaletti de Venise la Belle.

Partage d’un bonnet de coton.

Une déchirure profonde, que nous reconnûmes pour le lit d’un ancien torrent au sable dont elle était encore jonchée, séparait deux croupes de grès et aboutissait à la rivière par une pente roide. Nous nous engageâmes dans ce chemin et rejoignîmes nos pirogues où de nouveau nous nous assîmes. Malgré la rapidité du courant, l’eau restait calme à la surface, et pendant une demi-heure nous naviguâmes sans obstacle. Passé ce temps, un petit clapotement des lames nous annonça le voisinage d’un rapide et la reprise des hostilités. Au dire des Antis, nous approchions de l’endroit appelé Sibucuni, que nos cholos traduisaient par Traga-canoa (Avale-pirogue). Dans nos circonstances, l’accouplement de ces deux mots

  1. Ces averses continuelles qu’on pourrait prendre pour un artifice littéraire employé par nous pour donner à cette partie de notre voyage un air de souffrance et de langueur intéressantes, ces averses, qu’on va voir cesser du jour au lendemain et être remplacées par le ciel le plus pur et le plus beau soleil du monde, s’expliquent naturellement de la façon suivante. Nous étions partis de Chahuaris le 14 août, époque de la fin des pluies, et dans notre traversée des rapides du Quillabamba-Santa-Ana, nous avions longé constamment les chaînons de la Cordillère dont les sommets attirent les nuages. Une fois entrés dans les parties planes de l’Amérique, le mois de septembre venu et la Cordillère restée en arrière, la cause cessant, l’effet devait cesser aussi.