Page:Le Tour du monde - 09.djvu/196

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d’un seul pouvait suffire, lorsqu’un dépôt alluvionnaire de sable et de cailloux sur lequel je n’avais pas compté, vint barrer le lit de la rivière et diviser en plusieurs bras la masse de ses eaux. Les embarcations qui me précédaient, s’étaient engagées dans le plus large de ces canaux et l’avaient longé sans encombre. Je me tournai vers mon pilote et lui indiquai du doigt cette voie qui me paraissait la meilleure. L’Antis se mit en devoir d’obéir, mais le courant plus fort que sa volonté, l’emporta à gauche alors qu’il comptait prendre à droite et le poussa dans le plus long et le plus étroit des canaux où l’eau s’engouffrait avec une violence extrême. Nous le suivîmes jusqu’au débouquement d’une langue de terre qui en formait l’extrémité. Là j’aperçus avec épouvante une énorme roche contre laquelle le courant allait se briser. L’obstacle était encore assez éloigné pour que j’eusse le temps de le montrer à mon pilote. Mais l’adolescent n’en parut pas ému. Il sourit et secoua la tête d’un air qui signifiait : — Il n’y a rien à craindre. — Son calme que je pris pour l’ignorance du danger, m’exaspéra un peu. Je redoublai la vivacité de mes gestes ; mais plus je m’agitais en place, plus l’air du drôle devenait souriant. Le courant qui nous emportait semblait redoubler de vitesse. Nous n’étions plus qu’à vingt pas de la roche ; d’un bond, je me levai et le bras étendu, je me préparai à défier l’horrible choc. L’Antis souriait toujours de son air placide. Quand la pirogue furieusement entraînée me parut à proximité de l’écueil, je me penchai et j’allongeai le bras pour me faire un point d’appui de la roche même et en éloigner notre esquif. Mais j’avais mal calculé la distance et mon pilote avait eu raison de ne pas s’effrayer. La pirogue passa près du rocher sans le toucher. Seulement l’inclinaison de mon corps et la brusquerie de mon geste à ce moment critique la firent chavirer. Du même coup, je disparus dans la rivière. Quand je revins sur l’eau mon crayon aux dents, l’embarcation flottait la quille en l’air et l’Antis accroché au bordage, se laissait remorquer par elle. Je me mis à tirer ma coupe, et après avoir atteint la pirogue, je grimpai dessus et m’y établis à califourchon. Jusque-là, mu par l’instinct de ma conservation personnelle, je m’étais roidi contre le danger, je l’avais vaincu et comme Ajax, fils d’Oïlée, je me sentais de force à braver le courroux des dieux, mais en voyant descendre au fil de l’eau mes albums, mes cahiers, mes livres de rumbs et tournoyer dans le courant le caisson pourvu de bretelles qui renfermait des documents laborieusement amassés, tout mon stoïcisme m’abandonna et je poussai des cris de paon qui retentirent dans l’espace. Ces cris furent entendus du comte de la Blanche-Épine et de l’aide-naturaliste dont les embarcations distancées par celles de nos compagnons voguaient à peu de distance l’une de l’autre. Le chef de la commission française tourna la tête, vit une pirogue submergée, deux hommes en train de se noyer et surmontant son émotion continua tranquillement sa route. L’aide-naturaliste, moins maître de lui-même, mit aussitôt le cap sur nous. « Sauvez mes papiers ! » lui criai-je, quand il fut à portée de voix. Le digne jeune homme vira de bord et se lançant à la poursuite de mes élucubrations flottantes, parvint à les repêcher une à une. Au bout d’un quart d’heure, il me rapportait toutes mes paperasses, tellement ramollies par leur séjour dans l’eau, que n’osant y toucher, je les reçus dans un pan de ma robe. Avec l’aide de ses rameurs nous parvînmes à pousser ma pirogue vers le rivage ou nous l’échouâmes ; puis quand nous l’eûmes retournée et vidée, j’y rentrai de nouveau, laissant mon pilote dont le sang-froid ne s’était pas démenti un instant, reprendre sa pagaie et s’asseoir à l’arrière.

Portrait de l’auteur après son naufrage à Antihuaris.

Une fois en route, de noires pensées vinrent en foule m’assaillir. Ces pensées avaient trait aux effets d’habillement, au hamac, à la couche, aux objets de première nécessité que je laissais au fond de la rivière. Ce jour néfaste était pour moi un de ces jours qu’on doit marquer d’une croix noire au lieu des pierres favorables proposées par le satirique pour signaler les jours heureux : Hunc Macrine, diem numera meliore lapillo. Une minute avait suffi pour opérer ce grand désastre et d’un voyageur convenablement pourvu de chaussettes et de faux-cols, faire un pauvre diable réduit au plus strict nécessaire. Entre le bonheur de l’homme et son infor-