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Pendant que nous lappions à qui mieux mieux le contenu de la terrine, le cholo Antonio mettait en œuvre toutes les figures de sa rhétorique pour décider son compère Santiago à nous accompagner jusqu’au territoire des Chontaquiros. D’abord le sauvage s’y refusa, objectant la longueur du parcours et l’impossibilité d’abandonner sa famille sur la plage d’Antihuaris ; mais l’offre de quelques couteaux vainquit ses répugnances. Dès que son départ eut été officiellement annoncé, ses femmes au nombre de cinq, commencèrent à transporter dans la pirogue de leur seigneur et maître, des provisions choisies, sans oublier les pots et les marmites pour la cuisson des mets. Tout cet attirail de goinfrerie fut délicatement couvert de roseaux et de feuilles de balisier, pour l’abriter contre la pluie et le soleil. De notre côté, nous fabriquâmes des perchoirs pour les oiseaux que nous nous étions procurés. Un trapèze fut disposé entre deux perches afin que les singes, nos nouveaux hôtes, pussent se livrer à leurs exercices de gymnastique. Santiago avait demandé un sursis de vingt-quatre heures pour se livrer à ses épanchements d’époux et de père, et confier aux amis qu’il laissait sous son toit, la direction de son ménage, l’éducation de ses enfants et la conduite de ses femmes. Le plus laid et le plus âgé des sauvages devait remplir près de ces dernières l’office du kislar-agassi dans un harem turc. Au plus jeune était dévolu le soin de maintenir la discipline parmi les marmots, avec plein pouvoir de leur allonger les oreilles en cas de polissonnerie et de rébellion. Chaque indigène mâle ou femelle écouta gravement les recommandations qui lui furent faites par le chef de la troupe et promit de s’y conformer de tous points. La nuit venue, nous dormîmes un peu pêle-mêle avec ces braves gens et sans que notre odorat fût trop désagréablement affecté par leurs émanations corporelles, les senteurs des animaux de la ménagerie et le fumet des viandes dont nous étions littéralement entourés.

Le lendemain à neuf heures, nous quittâmes Antihuaris en compagnie de Santiago et de son fils aîné, éphèbe d’environ seize ans dont les formes élégantes rappelaient les beaux types d’adolescents créés par le ciseau des statuaires grecs. Le père s’était assis à l’arrière de sa pirogue et servait de pilote ; le fils, placé à l’avant, faisait l’office de rameur. Notre navigation fut signalée par la rencontre de grands, de moyens et de petits rapides qui ne nous occasionnèrent aucune avarie sérieuse, et n’eurent d’autre effet que de tenir constamment notre esprit en éveil. Ces rapides, disséminés dans tous les sens, n’étaient pas causés comme ceux d’au delà de Tunkini, par la pente ardue des terrains ou la chute de quelques roches, mais bien par des alluvions de sable et de cailloux descendus des hauteurs, roulés, agglutinés par l’action des courants et en assez grande quantité pour former des îles de deux à trois cents mètres de circonférence. Parfois ces dépôts affectaient la configuration d’un archipel et divisaient la rivière en plusieurs canaux où la masse des eaux inégalement répartie, se précipitait avec un bouillonnement furieux.

Nos seuls travaux, je devrais dire nos seules distractions, durant les premières heures de la matinée, ou nous baillâmes à nous détraquer la mâchoire, furent le relevé des plus considérables de ces rapides et d’affluents sans importance du Quillabamba-Santa-Ana, que le lecteur retrouvera sur notre carte, ce qui nous dispense d’en parler. Deux courtes haltes que nous fîmes sous je ne sais quel prétexte, au bord des rivières Canapachiari et Sanguianahari, nous permirent de découvrir dans les fourrés et sur les plages, un bambusa aux épines d’un noir d’ébène disposées en faisceau, quelques ingas aux siliques plus ou moins longues, plus ou moins spiralées, deux variétés de leche-leche (siphonia), de charmants liserons multiflores, les uns d’un beau jaune d’or, les autres d’un blanc laiteux flammé de minium, force énothœres[1] aux fleurs invariablement jaunes, des solanées épineuses du genre capsicum, un anagallis à fleurs pourpres, un myrtus aux baies odorantes et l’erytroxylum coca à l’état silvestre.

En quittant les plages du rio Sanguianahari, nos pirogues qui naviguaient toujours séparément, se groupèrent en corps d’escadre et firent assaut de vitesse. Pendant quelques minutes, cette régate sauvage offrit un spectacle très-animé. J’eusse tenté volontiers de faire un dessin de la chose, si nos Antis n’avaient accompagné leurs coups de rame ou de pagaye, de pelletées d’eau qu’ils s’envoyaient au visage en manière de défi et dont nous recevions les éclaboussures. Ces aspersions, vu l’extrême chaleur, n’avaient rien d’absolument désagréable ; mais comme elles nous atteignaient à l’improviste et sans que nous éprouvassions un besoin réel d’être mouillés de la tête aux pieds, au lieu d’éveiller notre gratitude, elles ne faisaient que provoquer notre impatience et surexciter notre humeur.

Il n’en était pas de même des volatiles du radeau, que cette pluie artificielle rendait momentanément heureux. Hoccos, pauxis et pénélopes, s’aplatissaient sur leur perchoir et entrouvraient voluptueusement leurs ailes pour recevoir la fraîche ondée ; les toucans faisaient claquer leur énorme bec et, les aras, les perroquets et les perruches entonnaient un chœur discordant. Tous témoignaient à l’envi d’une vive allégresse ; seuls, les singes se tenaient cois. Une remarque que j’eus souvent l’occasion de faire et que je livre ici aux zoologistes pour qu’ils en prennent note, c’est que, chaque fois que pour une cause quelconque, les psyttacules se mettaient à croasser à l’unisson, l’humeur de nos singes privés tournait subitement à la folie. Ces animaux grinçaient des dents, s’agitaient en place, frappaient leurs mains l’une contre l’autre, et faisaient d’horribles grimaces. À ce moment, si par hasard un des aras avait le dos tourné, le plus exaspéré des quadrumanes le saisissait par ses

  1. Les seules plages de la petite rivière de Saniriato, où six jours auparavant nous avions passé une journée entière, criant famine et attendant le retour des Antis, qui étaient allés nous chercher des vivres, ces plages nous avaient offert, avec d’autres plantes, onze variétés d’énothères à fleurs jaunes, dont le chiffre en ce moment, s’élevait à dix-sept. De là, le surnom de chiendent du Quillabamba-Santa-Ana donné par nous à cette onagrariée.