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existe à peine aujourd’hui quelques anneaux rompus de cette vaste chaîne dont les livres et les relations de l’époque perpétuent seuls la tradition. Le temps a fait son œuvre. La forêt violemment dépossédée par la hache et le feu, a reconquis son ancien domaine et caché sous un vert linceul la mission, le missionnaire et le néophyte.

Devant les faits que nous venons de résumer en quelques lignes, le lecteur ne saurait mettre en doute la parenté de nos Antis avec les Quechuas. S’il n’admet que sous réserve, la communauté d’origine des deux nations et leur contact immédiat dès le principe, il doit, à ne les considérer que comme deux groupes isolés et distincts, croire au rapprochement forcé et presque à la fusion que les conquêtes successives des empereurs, à l’orient des Andes, opérèrent entre eux pendant plusieurs siècles.

Pour clore convenablement cette notice, nous aurions voulu pouvoir confirmer au public ce que, depuis longtemps, il est accoutumé de lire dans les géographies, à savoir, que les Antis, comme quelques nations que nous verrons plus tard, tiennent de la nature ou ont gardé de leur contact avec d’autres races et notamment avec celle des Espagnols, un teint blanc et rose comme celui que des missionnaires enthousiastes ont donné aux Carapachos de la rivière Pachitea, aux Conibos de la rivière Ucayali, ou des barbes de sapeur, comme celles dont ils ont gratifié les Mayorunas de la rivière Tapichi, teint blanc et barbes noires que nos géographes et nos voyageurs modernes ont vantés sur parole. Par malheur, nous n’avons trouvé parmi les Antis et leurs congénères, rien de semblable ni même d’approchant. La seule particularité que nous ayons notée chez les premiers de ces indigènes, c’est une ressemblance plus ou moins altérée de leur type et de leur couleur avec ceux des Quechuas. Un seul individu de la nation Antis, beau garçon de vingt-cinq ans qui rama deux jours dans notre pirogue au début du voyage, nous offrit, avec le nez en bec d’aigle, les pommettes saillantes et le profil busqué de la race des hauts sommets, une moustache ou plutôt une ligne d’un duvet noir, rare et cotonneux, qui estompait comme une traînée de fusain, sa lèvre supérieure. Déjà nous avions vu quelquefois des Quechuas pur sang en possession de cette moustache aux poils clair-semés ; en la retrouvant sous le nez d’un Antis, nous n’y vîmes qu’un de ces caprices bizarres par lesquels la nature se distrait de l’assiduité monotone de ses travaux.

Après ce coup d’œil jeté sur l’origine et le passé des indiens Antis, il nous reste à parler du présent de ces indigènes.

La nation des Antis, non pas celle qui comprenait sous le règne des Incas comme au temps de Pizarre, toutes les tribus établies à l’est des Andes, mais bien le seul groupe qu’on désigne aujourd’hui par ce nom, cette nation occupait encore au milieu du dix-huitième siècle les vallées limitrophes de Santa-Ana, de Huarancalqui et de Yanama, la région du Pajonal et les deux rives de l’Apurimac jusqu’à sa confluence avec le Quillabamba-Santa-Ana. Elle était divisée en une douzaine de tribus qui communiquaient entre elles et vivaient en termes pacifiques. La majeure partie de ces tribus avait élu domicile dans la région du Pajonal, au bord de ses grandes rivières et des affluents secondaires qui la sillonnent en tous sens. L’aire du sud était occupée par les Antis Campas ou Mascas, les Pangoas, les Menearos, les Anapatis et les Pilcosmis ; au nord, vivaient les Satipos, les Copiris et les Tomiristis ; à l’est, s’étendaient les Cobaros et les Pisiataris. Le versant oriental des Andes formait à l’ouest la limite de leur territoire.

Aujourd’hui neuf de ces tribus sont éteintes ou se sont réunies en une seule tribu qui porte le nom d’Antis Campas y Mascas. La contrée qu’elles habitèrent est devenue déserte, le groupe survivant, au lieu de s’éparpiller, s’étant aggloméré, en vertu de l’axiome : l’union fait la force. Il occupe à cette heure les confins de la vallée de Santa-Ana, la rive gauche du Quillabamba-Santa-Ana, quelques affluents ouest de cette rivière, que nous avons relevés en passant, et les deux rives de l’Apurimac, entre le Chanchamayo, le Pangoa et le Mantaro.

Les détails que déjà nous avons donnés sur les Antis, nos rameurs et nos hôtes dans notre descente du Quillabamba-Santa-Ana, ces détails, accompagnés de scènes de mœurs, de types et de croquis qui les complètent en les expliquant, simplifient beaucoup notre tâche d’ethnographe à l’égard de ces indigènes et quelques lignes suffiront pour nous libérer envers eux.

Dégénérés au moral, sinon au physique, comme la plupart des nations de cette Amérique, les Antis ne rappellent qu’imparfaitement, à cette heure, la bravoure et la cruauté que leur ont attribuées les relations du quinzième siècle et les récits des premiers missionnaires qui les catéchisèrent. Leur humeur belliqueuse s’est assoupie avec le temps. Ceux d’entre eux qui vivent sur la rive gauche du Quillabamba-Santa-Ana, en contact avec les cholos et les Quechuas des vallées, ont puisé dans cette fréquentation je ne sais quoi de morne et d’abruti dont on est frappé à première vue. De tous les indigènes de notre connaissance, comme ce sont ceux qui vivent le plus rapprochés de la chaîne des Andes, ce sont ceux aussi dont le caractère a le plus d’analogie avec celui de l’Indien des Sierras. Mais cette similitude n’a rien qui puisse étonner et s’explique naturellement par les invasions successives des Fils du Soleil et des conquérants espagnols, qui rapprochèrent l’habitant des hauteurs de celui des vallées.

L’Antis est généralement de taille moyenne et bien proportionnée. Ses formes sont élégantes, sveltes et, comme celles de tous les indigènes du continent sud, arrondies plutôt que saillantes. Le muscle est voilé par la graisse. L’usage de se peindre les joues et le tour des yeux avec du rouge emprunté au rocou et d’employer le noir de genipa pour certaines parties de leur corps exposées à l’air, est commun aux deux sexes et n’a pas pour cause,

    par l’effet que produit encore, sur les individus de leur race, un changement de climat et d’hygiène, ne passèrent pas impunément d’une température de dix degrés au-dessous de zéro à une température de trente à trente-cinq degrés d’élévation.