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Chontaquiros bien plus musards que les Antis, il arrivait assez fréquemment que les rameurs d’une pirogue éprouvant le besoin de boire un coup de chicha ou d’échanger quelques paroles avec ceux d’une autre pirogue, faisaient force de rames pour les rejoindre ou les obligeaient à grands cris de s’arrêter. Quand ces pirogues étaient celles de nos amis, ce rapprochement n’était qu’une occasion de se saluer et de se sourire. Mais lorsque c’étaient celles des deux chefs de l’expédition, la chose, en raison de l’inimitié qui les séparait, prenait des proportions énormes. Qu’on se figure deux ennemis mortels brusquement rapprochés contre leur volonté et sans autre barrière entre eux, que l’épaisseur du bordage de leur pirogue, équivalant à quelques centimètres. En se revoyant d’assez près pour pouvoir apprécier le plus ou moins de pureté de leurs haleines, les deux rivaux échangeaient un regard terrible et comme des lamas exaspérés, semblaient près de se cracher au nez ; puis chacun détournait vivement la tête. Pendant que les Chontaquiros riaient, babillaient et buvaient à petites gorgées, fort éloignés de penser que les deux commandants les envoyaient mentalement à tous les diables, ceux-ci restaient la face obstinément tournée à l’est et à l’ouest et ne se décidaient à regarder au nord, que lorsque leurs embarcations s’étaient de nouveau séparées. Cet épisode que nous appelions — le quart d’heure de Rabelais — constitua, nous l’avouons ingénument, une des rares gaietés du voyage.

Depuis notre départ de Bitiricaya nous rencontrions fréquemment sur des plages aux noms saugrenus que le lecteur pourra trouver sur notre carte, des Chontaquiros, parents, amis ou seulement voisins de nos rameurs. Ces inconnus s’occupaient de chasse ou de pêche. Jeronimo les engageait aussitôt à se joindre à nous, leur peignant sous de si riantes couleurs le plaisir de voyager en notre compagnie, que ces indigènes abandonnaient tout pour nous suivre. Toutefois en s’asseyant dans nos pirogues, aucun d’eux ne manquait de réclamer par l’organe du chef d’équipe un couteau et des hameçons que d’abord nous n’osâmes pas refuser. Mais comme le nombre de ces recrues allait augmentant et que nos ressources en quincaillerie tiraient à leur fin, nous finîmes par prier l’ex-sonneur de cloches de mettre un terme à ses enrôlements, ce qu’il fit, mais non sans pester contre notre avarice et s’en plaindre à ses compagnons.

Habitation d’indiens Chontaquiros, à Sipa.

Nous pûmes bientôt juger à nos dépens du caractère de ces indigènes, si différent de celui de nos bons Antis. Autant ceux-ci s’étaient montrés doux, humbles et serviables, autant les Chontaquiros se montraient rudes, indisciplinés et surtout peu disposés à nous complaire. Où les premiers n’avaient jamais consulté que notre volonté, les seconds n’obéissaient qu’à leur seul caprice. Un fait encadré dans ces lignes en dira plus à cet égard qu’un long discours.

C’était le surlendemain de notre départ de Bitiricaya, dans l’après-midi. Comme nous passions devant l’embouchure de la rivière Misagua, il prit fantaisie à deux rameurs enrôlés du matin de s’y arrêter pour pêcher. Malgré nos représentations, ils rapprochèrent du rivage l’embarcation d’un des nôtres dans laquelle ils ramaient, sautèrent en terre et disparurent dans le fourré. Deux heures s’étant écoulées sans qu’ils eussent reparu, Jeronimo donna le signal du départ. Comme nous nous plaignions à lui de la conduite étrange de ses amis et du temps qu’ils nous avaient fait perdre à les attendre, il nous répondit cavalièrement : — Quand le Chontaquiro est sur son territoire, il s’arrête où bon lui semble. — Là dessus il baragouina à l’oreille de ses compagnons quelques mots que nous ne pûmes comprendre ; mais à la façon dont ceux-ci pesèrent sur la rame et firent