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c’est un coup d’œil magique. La foule se presse sur la place que nous dominons ; des torches, allumées subitement, l’inondent de lumière, et quelques jeunes garçons, vêtus de longues robes comme les almées, exécutent des danses de caractère au son de la flûte et du tambourin.

Cette réjouissance nous conduit jusqu’à l’heure du repas : on a placé sur le tapis, de distance en distance, de larges plateaux en cuir gaufré orné de clous dorés, qui reçoivent des flambeaux semblables aux chandeliers de nos cathédrales ; un petit trépied est disposé dans un coin de la salle : il porte un plateau près duquel nous prenons place. Les serviteurs et les zaptiés y déposent un à un les plats qui doivent composer notre dîner. C’est une succession de mets alternativement salés et sucrés, chauds et froids : le kébab, mouton grillé, coupé en petits morceaux ; les dolmas, boulettes de viande hachée, roulées dans des feuilles de vigne ; les beureks, gâteaux feuilletés de différentes formes ; le kaïmak, crème cuite, et le yaourt, lait caillé que l’on sert ordinairement à la surface d’un ragoût de viande ; le pilav, riz à la graisse, le mets national des Turcs, réservé pour la fin du repas en guise de dessert. Le règne végétal est représenté par les aubergines et par des melons de taille colossale : le cavoun à chair blanche, qui est un fruit succulent, et le carpouz à chair rouge.

Le service est des moins compliqués ; point d’assiettes, ni de fourchettes ; chacun puise à même le plat, avec une petite cuiller de buis lorsqu’il s’agit d’un liquide, avec les doigts pour la viande et les pâtisseries. Quand le maître de la maison tombe sur un bon morceau, il le présente le plus gracieusement du monde à ses hôtes, qui le reçoivent de sa main et répondent par mille ménas.

Point de bouteilles, le Coran interdit l’usage du vin, pas même de carafes ni de verres sur le plateau. Un serviteur tient une coupe remplie d’eau qu’il couvre de sa main pour la garantir de la poussière, et, sur un signe, il la présente tour à tour à ceux des convives qui veulent se désaltérer. Un autre domestique porte un flambeau.

Le repas terminé, l’intendant circule avec une grande cuvette de métal au centre de laquelle un petit appendice supporte une boule de savon dure comme le marbre, et verse un peu d’eau sur les doigts de chacun.

Les membres du medjlis, y compris celui qui nous avait fait les honneurs du konak, s’étaient retirés pour regagner à temps leurs harems.

L’heure du repos étant venue, on étendit sur le plancher, pour chacun de nous, un large matelas et une épaisse couverture. C’est ainsi que le sélamlik du konak change successivement de destination : prétoire, salon, salle à manger, dortoir tour à tour. Cette combinaison économique est bien en rapport, il faut l’avouer, avec les habitudes indolentes des Turcs ; il doit leur sembler doux de voir, sans bouger de place, tout ce qui est approprié aux besoins des diverses heures du jour surgir comme par enchantement dans le même lieu, sans qu’ils aient la peine d’aller, comme nous, le chercher sur des points différents.

Toutes nos soirées chez les mudirs se sont ressemblées à quelques circonstances près, et je n’aurai plus à revenir sur ces détails.

Le 28, à sept heures du matin, nous quittons le gracieux konak d’Ak-Séraï.

On nous a parlé, la veille, de vestiges antiques qui se remarquent sur la droite de notre chemin, non loin d’Ak-Séraï. En effet, au bout d’une heure et demie de marche à travers des champs plus ou moins bien cultivés, les zaptiés nous conduisent au petit village de Badji-Keuï, près duquel, parmi des débris de murailles, nous voyons se dresser un beau mausolée de trois mètres environ de hauteur, construit en gros blocs de pierre calcaire, et semblant appartenir à l’époque du Bas-Empire. Sur la face dirigée vers le Sangarius, est gravée une inscription grecque qui peut être interprétée ainsi[1] : « … a élevé ce monument tel qu’il est, ainsi que les constructions environnantes, pour demeurer inaliénables. »

Ce monument n’avait pas encore été remarqué que je sache.

Nous disons adieu à la belle vallée du Sangarius et commençons à gravir une pente abrupte toute semée de grosses roches. Les zaptiés arment leurs fusils et nous engagent à nous tenir sur nos gardes ; ce passage est mal famé pour l’instant ; quatre de leurs camarades qui escortaient un courrier, il y a six semaines, y ont été attaqués, et deux ont péri. Vers la même époque, un Français, attiré dans cette contrée par le commerce de la soie et voyageant seul avec son domestique, a été assassiné près d’ici, entre Nicée et Karamoussal. Peu d’endroits semblent mieux disposés pour un coup de main.

Nous atteignons cependant sans encombre le plateau boisé qui sépare la vallée du Sangarius de celle que baigne le lac Ascanius[2]. Une pente douce nous y conduit à travers un pays ombragé. Quelques champs cultivés annoncent bientôt le voisinage d’une ville : c’est l’antique Nicée ; un fouillis de grands arbres la cache à nos regards, aucun bruit ne la révèle, et nous sommes au pied de ses murailles vénérables avant d’avoir pu nous préparer à cette apparition qui doit nous émouvoir profondément.

Il y a peu de ruines en Asie Mineure dont la vue, plus que celle des ruines de Nicée, soit capable de frapper vivement l’imagination. Les voyageurs ne les ont généralement pas assez vantées ; si l’archéologue rencontre des monuments qui l’emportent au point de vue de l’intérêt architectural, rarement l’artiste trouvera des débris de cette importance encadrés dans un aussi charmant paysage ; nulle part le poëte ne ressentira de plus mélancoliques impressions. On pourrait, le crayon en main, passer à Nicée des semaines délicieuses.

Les circonstances qui hâtaient notre marche ne nous permirent pas de savourer pleinement ces beautés ; nous

  1. La partie de l’architrave qui portait le premier mot, un nom propre sans doute, s’est détachée et a disparu.
  2. Lac de Nicée ; en turc, Isnik-gueul.