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démarches et le mudir se fit peu prier pour relâcher d’incommodes prisonniers ; l’affaire fut ainsi réglée en famille.

En traversant un torrent, l’un des chevaux de charge trébuche, nos cantines se détachent et les voici dans l’eau : embarras, temps perdu ; la nuit vient et nous surprend dans la forêt où nos guides ont peine à se diriger ; la lune se lève heureusement, et nous permet de reconnaître que nous touchons à la lisière des bois. La vallée du Rhyndacus s’ouvre devant nous, toute illuminée des feux allumés par les yourouks ; à sept heures et demie, nous entrons dans le konak d’Harmandjik.

C’est le plus remarquable des édifices de ce genre que nous ayons rencontrés, et le vrai type d’une maison turque soignée. Sans parler de l’élégance des dispositions extérieures, il contient intérieurement plusieurs grandes salles avec des boiseries sculptées, et d’épais tapis. Le mudir est un fonctionnaire de la nouvelle école, comme il est facile de le voir à son costume et à ses manières.

Après un souper rapidement improvisé, il se retire discrètement et nous laisse jouir des bienfaits du sommeil.

Le 10 octobre, nous voyageons encore une partie du jour à travers les montagnes et les bois ; nous franchissons plusieurs torrents, affluents du Rhyndacus. Les galets amoncelés au fond de ces ravins, les rochers qui les encadrent présentent des spécimens intéressants des éléments si variés qu’ont rapprochés, mélangés, les bouleversements contemporains de la formation du mont Olympe : le gneiss, la serpentine, le marbre, le quartz siliceux, voisin de l’agate, s’y montrent tour à tour.

Tchavdir-Hissar (Aizani) : Le konak (voy. p. 256).

À midi, nous descendons de nouveau vers le Rhyndacus ; la pente qui relie le plateau supérieur à la vallée est hérissée de rochers aux formes bizarres, provenant d’un épanchement volcanique. Un beau bloc de ce tuf a reçu à son sommet la forme d’un fronton, et, sur les parois, on a creusé un enfoncement dont les contours sont arrêtés par deux pilastres supportant un linteau. Entre ces ornements et le fronton, se trouve une ouverture par laquelle on descendait les corps dans une chambre intérieure. Ce monument, en effet, est un ancien tombeau, datant de l’époque phrygienne et tel qu’on en trouve dans plusieurs vallées de l’Asie Mineure, spécialement dans les environs d’Ouschak et de Kara-Hissar. > Nous arrivons sur les bords du Rhyndacus, près du bourg de Mahimoul. Une heure après, à cinq heures, nous sommes à Taouchanly.

Cette petite ville contient six cents maisons ; une vingtaine occupées par des Arméniens ne se distinguent en rien de celles des Turcs ; les femmes s’y tiennent derrière des fenêtres étroitement grillées, et n’en sortent que la tête voilée. Dans les villes ou les chrétiens sont peu nombreux, la prudence leur commande de s’effacer le plus possible.

Le mudir de Taouchanly s’excuse, pour ne pas nous recevoir, sur l’exiguïté et le délabrement de son konak ; il nous conduit chez un banquier arménien, vieillard octogénaire, à la figure vénérable, qu’une nombreuse famille entoure des témoignages d’un profond respect ; nous sommes l’objet des plus touchantes prévenances dans cette maison patriarcale.

Partout, en Anatolie, chez les musulmans comme chez les chrétiens, le respect des enfants pour leurs parents nous a paru remarquable ; ils se tiennent debout en leur présence, attendant pour s’asseoir qu’ils y soient invités.

Les Turcs, d’ailleurs, aiment la vie de famille où ils apportent des mœurs beaucoup plus contenues qu’on ne le pense généralement. La polygamie, tolérée par le Coran, ne se produit qu’à titre d’exception, et toutes les femmes qui peuplent les harems ne sont pas des esclaves livrées au caprice du maître, mais les servantes et les compagnes de l’épouse qui exerce à leur égard une surveillance jalouse.

Nous partons le 11 à dix heures du matin. Nous avons conservé les mêmes chevaux depuis Brousse ; ils sont fatigués, et les surudgis ne se décident qu’à grand’peine à nous les louer pour deux journées encore.