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comme par distraction et tout en continuant à causer avec ses amis ; on voit que c’est un personnage.

Mais un peu plus loin, dans les montagnes du Tmolus au pied desquelles nous allons être ce soir, habitent des hommes dont on ne prononce le nom, d’Aïdin à Koula, et jusqu’à Smyrne, qu’avec un sentiment de crainte, les Zeibeks[1].

Ils se rattachaient sans doute originairement à quelque tribu qui aura longtemps conservé son indépendance ; aujourd’hui on voit parmi eux des individus de races diverses, même des nègres ; ils forment une espèce de confrérie à laquelle sont affiliés les réfractaires et, en général, toutes les mauvaises têtes du pays. Ils s’arrogent des priviléges, entre autres celui de vivre aux dépens du public et de rançonner qui bon leur semble, quand ils ne trouvent pas à s’employer d’une manière conforme à leurs goûts.

Du reste ils font preuve d’une certaine modération, et ne volent pas pour s’enrichir ; le pain du jour leur suffit. Ils vous entourent, ils vous arrêtent ; donnez-leur une pièce d’or, des vivres, du tabac, et le plus souvent ils seront contents ; parfois cependant leur mauvaise humeur est redoutable. Ils croient si bien avoir le droit de mener un pareil genre de vie, que, loin de se cacher, ils tiennent à être reconnus, et veulent, grâce à leur costume, être assurés des égards qui leur sont dus. Ce costume, le plus excentrique de tous ceux qu’on rencontre en Orient, je ne le décrirai pas ; une des planches de ce recueil le reproduit fidèlement[2].

Il y a trente ans environ, un pacha voulant en finir avec les Zeibeks, proscrivit leur costume et interdit de le porter sous des peines sévères. Il mit des troupes régulières en campagne, des collisions eurent lieu, le sang coula, mais l’obstination des Zeibeks ne put être vaincue.

Sardes : Vue des ruines du théâtre et du rocher qui portait l’Acropole (voy. p. 265).

En 1861, on s’y est pris autrement. Le sultan faisait la guerre aux Monténégrins ; le pacha de Smyrne envoya dans le Tmolus des recruteurs chargés de payer une forte prime d’engagement à ceux des Zeibeks qui voudraient partir pour le Monténégro ; on leur faisait valoir les chances de butin qu’offrait une expédition contre d’aussi faibles ennemis. Trois mille d’entre eux vinrent à Smyrne. Les bateaux à vapeur qui devaient les transporter manquaient de charbon. Pendant trois jours que les Zeibeks restèrent dans la ville, elle ressembla à une place prise d’assaut. Mais l’un d’eux ayant eu la simplicité de s’attaquer à un Anglais, peut-être même à une Anglaise, les consuls intervinrent, et le soir même les Zeibeks furent embarqués. Au Monténégro, on leur a confié les postes d’honneur ; peu d’entre ces braves ont revu le Tmolus ; mais ils y avaient laissé des compagnons en nombre suffisant, et la race n’en est point perdue.

Dans la plupart des contrées de l’Anatolie, on rencontre à chaque pas des fontaines construites par de pieux musulmans, pour le soulagement des voyageurs. Sur le plateau où nous marchons aujourd’hui les sources font défaut, et nous trouvons, pour y suppléer, de grosses jarres pleines d’eau fraîche déposées sous des abris de feuillage ; de bonnes âmes, gratuitement, et poussées seulement par un zèle charitable, les ont placées là et se chargent de les alimenter.

Vers trois heures, la chaîne imposante du Tmolus apparaît en face de nous ; nous descendons dans une large vallée que nous suivons pendant quatre heures ; nous passons à gué le Kousou-tchaï, au bord duquel affluent les troupeaux des Yourouks viennent s’y désaltérer.

À la nuit close, enfin, nous prenons gîte dans le konak du petit village de Salikli, dont un mudir pauvre et valétudinaire nous fait de son mieux les honneurs.

  1. Ce mot veut dire indépendants.
  2. Voir la première des trois livraisons consacrées à ce voyage.