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cents hommes dans un village fortifié, avait déconcerté toute résistance par la brusquerie de son attaque. Restait la colonne de Mdaburu, qui aurait dû marcher au secours des caravanes détenues à Kanyényé ; mais elle en était isolée par les gens de Mzanza, ou pour mieux dire par l’insurrection de l’Ougogo tout entier. Enfin Manua Séra, victorieux de toutes parts, menaçait de marcher sur Kaseh. Les Arabes, après le premier éclat de leur douleur, vinrent de nouveau me trouver en corps et réclamer mon assistance, sans laquelle, disaient-ils, rien ne pouvait les sauver d’une ruine complète. Je leur répondis, à regret, qu’il m’était impossible de me prêter à leur désir, et qu’ayant mes devoirs comme ils avaient les leurs, je partirais infailliblement sous deux ou trois jours.

Du 14 au 17 mars. — Les gens de Musa m’ont ramené de Rungua trente-neuf portefaix : ils en avaient réuni cent vingt, me disent-ils ; mais à dix milles de Kaseh tous se sont dispersés, sauf les trente-neuf en question, d’après les dires de quelques voyageurs qui faisaient sonner haut les désastres des Arabes et les menaces de Manua Séra. Mon désappointement est d’autant plus grand qu’aucun des esclaves de Musa ne veut entrer à mon service ; les Arabes, d’ailleurs, ont trop besoin d’eux pour les laisser partir. Décidé à lutter contre ce fâcheux concours de circonstances, je résolus de partir pour Rungua, suivi de tout le bagage dont je pourrais me charger. Bombay, que je laisserai auprès de Musa, m’amènera le reste dès que j’aurai pu lui envoyer des porteurs. J’offris alors à mon hôte la dernière des montres d’or que le gouvernement de l’Inde avait mises à ma disposition ; le sheik Saïd reçut l’ordre de rapporter à la côte, aussitôt que la route serait praticable, nos correspondances et la totalité de nos échantillons ; puis je marchai vers le nord avec Grant et Baraka, suivi de tous ceux de mes hommes qui étaient en état de porter un fardeau, et de quelques intendants de Musa, sur lesquels je comptais pour me procurer des pagazi.

Du 17 au 21 mars. Masangé, Iviri, frontière de l’Ousagari, Nullah de Cross Gombé. — À Iviri, sur la frontière nord de l’Ounyanyembé, nous rencontrons plusieurs agents recruteurs envoyés par Mkisiwa, pour lever des soldats destinés à prendre part aux opérations militaires des Arabes de Kaseh contre le terrible Manua Séra. Leur procédé consiste à se porter çà et là, sonnant des cloches et proclamant à voix haute que « si, dans un temps donné, une certaine quotité de la population ne s’est pas rangée sous le drapeau, le chef du village sera fait prisonnier et les plantations seront confisquées au profit du prince. » Mutinerie de mes gens qui veulent se voir allouer un plus fort équivalent de leurs rations quotidiennes. Il a été convenu que je donnerais à chacun un collier de perles pour sa nourriture de la journée. C’est justement le triple de ce que les Arabes leur accordent ; et encore faut-il remarquer que la rassade des trafiquants est inférieure à la mienne. Je résiste donc, et, prenant mes gens par la famine, je les réduis à marcher en avant.

22 mars. Ungugu. — Nous sommes dans le district d’Ousagari, chez Singinya, chef des Ounyambéwa. Ce prince est en campagne ; mais sa femme, qui n’est pas pour moi une nouvelle connaissance, me reçoit avec une affabilité, une courtoisie parfaites.

23 mars. Usenda. — Nous passons dans le district d’Oukumbi. Les habitants d’un village nous prenant pour d’anciens ennemis à eux, viennent tumultueusement à notre rencontre, la lance haute et l’arc bandé ; leurs grotesques attitudes, leurs contorsions frénétiques effarouchent quelques-uns de nos porteurs, qui, jetant là leurs fardeaux, détalent à toutes jambes. Tout s’apaise cependant, et nous arrivons à Usenda, petit établissement fondé par un négociant métis qu’on appelle Sangoro. Il a laissé ici un sérail au grand complet, et lui-même est parti pour le nord, où il compte ouvrir des relations commerciales avec le Karagué. Le bruit court néanmoins que Suwarora, le chef de l’Ousui, l’a retenu au passage pour s’assurer le secours des fusiliers qui composent son escorte et empêcher, avec leur aide, les déprédations des Vouatuta. Ce sont de terribles maraudeurs qui vivent exclusivement du bétail volé aux autres peuplades.

24 mars. Myninga. — Les bois et les cultures se succèdent alternativement. Nous traversons des plaines fertiles où croît en abondance le palmier dit pain d’épices. Le grand homme de l’endroit est un ancien trafiquant ruiné, Sirboko, qui nous offre une hospitalité assez confortable. S’il faut l’en croire, les Vuoatuta ont récemment dévasté Rungua, et je ferais bien de m’arrêter dans ce district où je trouverai plus facilement des porteurs. Je consulte les intendants de Musa, qui’confirment les dires de Sirboko, et finalement je me décide à faire halte, ce qui cause une explosion de joie dans les rangs de ma petite troupe. Là-dessus je me ravise, me croyant dupe de quelque complot ; mais il est trop tard, personne ne veut plus mettre un pied devant l’autre, et, comme c’est un peu malgré moi que j’entraîne à ma suite tant de pauvres malades, je me résigne sans trop de peine à profiter, pendant quelques jours encore, de l’ample hospitalité que Sirboko pratique à notre égard.

Son histoire est à peu près celle-ci. — Trafiquant en ivoire pour le compte de quelques Arabes de Zanzibar, il a visité l’Ouganda pendant que le feu roi Sunna vivait encore : il a même commercé dans l’Ousoga ; mais comme il revenait de ces pays du nord, un incendie qui éclata dans un village où il s’était arrêté, consuma d’un seul coup toutes ses marchandises et le réduisit à la misère la plus complète. En revanche, il eut le bonheur de venir en aide au chef du district, attaqué dans sa boma par les Vouatuta et qui allait se rendre ignominieusement, lorsque Sirboko, lui redonnant courage, le mit en état de repousser l’ennemi. Une grande concession de terres fut la récompense de cet exploit, et Sirboko, qui avait à craindre en retournant à la côte de s’y trouver prisonnier pour dettes, a préféré demeurer ici et cultiver au moyen du travail servile sa vaste propriété. C’est le riz qu’il fait pousser de préférence, attendu que les indi-