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breux clients, est venu nous offrir, avec ses hommages, une vache, une chèvre et quelques pots de pombé. Toutes les barques que la station peut fournir, au nombre de sept, seront prêtes dès demain à ce qu’il assure, et d’ici-là les guides se présentent en foule pour me conduire aux meilleurs terrains de chasse.

23 juillet. — Il n’est arrivé que trois barques pareilles à celles dont on se sert dans la crique Murchison. Lorsque j’ai demandé les autres, et en même temps une réponse décisive sur les moyens d’arriver chez Kamrasi, le chef de la station a manifesté les plus vives craintes sur les accidents qui pourraient survenir et déclaré qu’il ne voulait pas m’emmener. J’ai eu beau lui dire que « nous étions convenus, le roi et moi, d’ouvrir par le Nil des communications avec l’Angleterre, » rien n’a pu dompter sa résistance obstinée. Je me suis donc borné à lui demander des guides pour remonter le fleuve, et le 25 je parviens aux chutes d’Isamba, tout au travers de jungles luxuriantes et de jardins bananiers. Nango, que je connais de vieille date, et qui commande ce district, nous a régalés de bananes en compote et de poisson sec, le tout arrosé de pombé. Les éléphants le menacent souvent de leurs visites, à ce qu’il nous dit, mais il prend soin de les écarter au moyen de talismans, car s’ils venaient à goûter une seule banane, ils ne quitteraient le jardin qu’après l’avoir complétement ravagé. Il nous a conduits ensuite aux chutes les plus voisines ; elles sont très-belles, mais très-resserrées. L’eau du Nil glisse profonde entre ses rives couvertes d’épais gazons, d’acacias aux contours flottants et de convolvuli qui envoient de toutes parts leurs guirlandes nuancées de lilas. Partout où le sol s’est affaissé sous l’action des eaux, on entrevoit un terreau rouge qui rappelle celui du Devonshire ; le courant, arrêté ici par une digue naturelle, forme une espèce d’étang sombre et sinistre où deux crocodiles, tout en se baignant, guettaient leur proie. L’ensemble du tableau était plus féerique, plus sauvage, plus saisissant, — je hasarde cette comparaison, parce qu’elle me vint alors à l’esprit, — que rien de ce que j’ai pu voir, à l’exception des décors de théâtre. En jetant un pont d’une rive à l’autre, et par un beau clair de lune, on aurait la scène la mieux adaptée à un rendez-vous de brigands assemblés pour quelque hideuse entreprise. Les Vouanguana eux-mêmes semblaient sous le charme ; pas un ne fit mine de s’éloigner jusqu’au moment où la faim nous avertit que la nuit allait venir et qu’il était temps de chercher un abri.

28 juillet. Chutes Ripon. — Enfin, après bien des peines — et en traversant un pays complétement ravagé par les éléphants qui, après avoir mangé tout ce qui était mangeable, n’ont laissé debout ni une cabane, ni un bananier, — nous sommes arrivés au but final du voyage, sous la même latitude que le palais du roi Mtésa et justement à quarante milles de cette royale demeure, dans la direction de l’Est.

Nous étions bien payés de nos peines, car « les Pierres, » — c’est le nom que les Vouaganda donnent aux chutes, — nous offraient le spectacle le plus digne d’intérêt que j’aie rencontré dans le cours de nos voyages en Afrique (voy. p. 365). Bien que la marche eût été longue et fatigante, chacun a pris sa course pour en jouir plus vite. Le paysage, si beau qu’il fût, n’était pas exactement tel que je l’avais imaginé, car la grande nappe du lac nous était dérobée par une pointe, un promontoire des hauteurs adjacentes ; et les chutes, qui ont environ douze pieds de hauteur sur quatre à cinq cents de large, sont coupées çà et là par des rochers. Néanmoins le tumulte des eaux, le bond fréquent des poissons voyageurs, les pêcheurs de l’Ousoga et de l’Ouganda venus en bateau et postés la ligne en main sur toutes les saillies de la roche, les hippopotames et les crocodiles promenant sur l’onde leur oisiveté endormie, au-dessus des chutes sur le passage d’une rive à l’autre, les troupeaux qu’on menait boire aux bords du lac, — tous ces détails, ajoutant leur charme vivant à celui d’une riante nature, composaient un ensemble aussi attrayant que possible.

L’expédition avait désormais atteint son but. Je voyais l’antique Nil sortir du Victoria N’yanza. Je m’assurais que, selon toutes mes prévisions, ce grand lac donne naissance au fleuve sacré sur lequel a flotté Moïse enfant. Je regrettais, il est vrai, que mille et mille retards inévitables m’eussent empêché d’aller examiner à l’angle nord-est du N’yanza ce détroit mentionné si fréquemment, qui l’unit à un autre lac (Baringo) où les gens de l’Ouganda vont chercher leur sel et d’où s’écoule vers le nord un second fleuve entourant l’Ousoga d’une véritable ceinture d’eau. Mais je n’en étais pas moins reconnaissant envers la Providence pour ce qu’elle m’avait permis d’accomplir, car enfin j’avais vu par moi-même une bonne moitié du lac, et sur le reste, je m’étais procuré des renseignements qui me permettaient d’éclaircir les points essentiels à la science géographique.

Résumons maintenant les notions acquises, et voyons au juste ce qu’elles valent. Il résultait pour moi d’informations soigneusement contrôlées, que sur la rive orientale du lac, il y a autant d’eau, — peut-être même davantage, — que sur le bord opposé. Son extrémité la plus reculée, qui forme après tout le vrai point de départ du Nil, se rapprochant du troisième degré de latitude Sud, donne au fleuve, mesuré en ligne droite, l’étonnante longueur de trente-quatre degrés, soit plus de 2 300 milles, ce qui dépasse la onzième partie de la circonférence du globe. Si maintenant, de cette extrémité sud, nous longeons la rive occidentale jusqu’au point où émerge du lac la grande branche du Nil, nous ne trouvons qu’un tributaire de quelque importance, et c’est la rivière Kitangulé ; de cette même pointe méridionale, si nous suivons la côte opposée jusqu’au détroit qui joint les deux lacs, il n’y a, paraît-il, aucune rivière dont on puisse tenir compte. Les Arabes voyageurs déclarent à l’unanimité que depuis le revers occidental du Kilimandjaro neigeux, jusqu’aux points où le lac est traversé par le premier et aussi par le second degré de latitude sud, il existe des lacs salés, des plaines salées et des hauteurs pareilles à celles de l’Ounyamuézi ; mais ils disent aussi que cette contrée n’est traversée par aucun grand