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C’est ainsi que dix jours de navigation nous amenèrent en vue des Chutes de Karuma, — si tant est qu’elles méritent ce nom. Elles consistent en une espèce d’écluse naturelle qui précipite les eaux entre deux roches de siénite, sur une assez longue pente d’environ dix mètres. Il y en a quelques autres de moindre importance, et une enfin, dont le bruit lointain arrive jusqu’à nos oreilles, et qui nous est signalée comme très-considérable. Le nom de Karuma leur vient d’un esprit qui, d’après les superstitions locales aurait disposé dans le courant les roches dont il vient d’être question. On nous montre aussi, dans le voisinage, un arbre sur lequel réside un autre esprit dont les attributs sont à peu près identiques à ceux du Ligna de Mahadeo, tel qu’il est adoré dans l’Inde.

On nous raconte que dans le voisinage des Grandes chutes, à l’issue d’une campagne contre les indigènes, le roi Kamrasi fit décapiter et jeter dans le fleuve une centaine de prisonniers.

Ici commence le grand coude que le Nil décrit vers l’ouest et vers le lac Nzigé à travers une série de chutes et de rapides, qui le rendent innavigable. Ces circonstances et l’hostilité des tribus riveraines nous interdisant de descendre cette partie du fleuve, nous sommes, à notre grand regret, forcés de suivre en ligne droite la corde de cet arc géographique. Le passage du Nil nous a pris toute la journée et nous a coûté une belle vache, donnée au propriétaire du bac. Un chevreau a été immolé sur chacune des deux rives par les gens de Kamrasi, puis fendus en deux, étalés à plat sur le sol, ils forment une espèce de barrière sanglante que chaque voyageur doit franchir s’il veut s’assurer une traversée prospère. L’endroit choisi pour ce sacrifice l’a été d’après les indications d’un mzimu (littéralement un Esprit) c’est-à-dire un vieil ecclésiastique spécialement attaché au service religieux des Chutes de Karuma. Sept étapes nous conduisent au cœur du Gani, pays vassal de l’Ounyara. Jamais je ne vis gens si peu vêtus que les indigènes de cette contrée, car leur costume ne se compose guère que de verroteries, d’anneaux de fer ou de bronze et de quelques plumes ou de quelques chapelets de cauries dont ils se font une coiffure plus ou moins fantastique. Les femmes elles-mêmes se contentent de certaines fibres végétales formant une frange assez lâche et qui pendent négligemment autour de leurs hanches. Ceux de nos gens qui ont vu les Vouatuta de l’Outambara, prétendent qu’il y a identité complète dans le costume des deux races ; ce n’est peut-être pas là une remarque sans importance, car elle se réfère à une observation déjà faite à propos des Cafres zoulous que nous avons vus dans la baie Delagoa. Les hommes dressent leur chevelure avec la même bizarrerie, et l’enfant, sur le dos de sa mère, est également protégé par une moitié de gourde, comme les gens du Kidi, qu’ils paraissent redouter beaucoup : ceux-ci ne se séparent guère d’une espèce de siége très-léger et très-bas qu’ils portent partout avec eux. Leur habitat s’étend à l’est jusqu’à la rivière Asua ; le Madi, au contraire, occupe toute la contrée à l’ouest de ce méridien jusqu’au Nil, dont nous sommes séparés par de vastes espaces. Les villages sont composés de petites huttes coniques, véritables cages de bambous, posées sur un mur d’argile et revêtues de terreau gazonné. Chacune de ces petites communautés élit son propre chef, et le pays ne compte pas de sultans dont l’autorité soit reconnue dans un rayon de quelque importance. Les montagnes boisées du Gani, comme celles de l’Ounyamouési, présentent l’aspect le plus riant et le contraste du pays avec les sauvages qui le peuplent éveille l’idée d’une sorte de paradis infernal.

Nous voyons d’ici les hauteurs derrière lesquelles, s’il faut s’en rapporter à Bombay, Pétherick stationne avec ses navires ; nous voyons aussi, beaucoup plus rapprochée de nous, une montagne où nous attendent ces chasseurs d’éléphants, envoyés en avant-garde.

On conçoit l’impatience qui nous entraîne vers ce point désiré. C’est pour nous la terre promise. Aussi le 3 décembre, laissant derrière nous la moitié de l’escorte, nous poussâmes en avant, pressés que nous étions de rejoindre l’expédition de Pétherick. Ce que nous prenions alors pour son avant-garde, campait sous le 3° 10’33” de latitude nord et le 29° 36’30” de longitude est. Dès que nous fûmes en vue, au coucher du soleil, mes gens sollicitèrent l’autorisation de lâcher une salve de mousqueterie pour avertir les Turcs que nous étions là. Aux détonations de leurs carabines, riposta presque aussitôt un feu roulant, et, comme autant d’abeilles, les gens du Nord essaimèrent hors de leurs ruches sur toutes les hauteurs voisines. Il faut avoir subi un long exil chez les barbares pour comprendre le battement de cœur par lequel un voyageur salue l’approche du moment où il va se trouver parmi ses frères en civilisation. À chaque instant nous nous sentions plus émus. Un cortége militaire venait de se former et sortit du camp précédé par trois grands drapeaux rouges au bruit des tambours et des fifres. Je fis faire halte pour attendre ceux qui venaient ainsi au devant de nous. Quand ils nous eurent rejoints, un officier, nommé Mohamed, portant l’uniforme égyptien, vint se jeter dans mes bras et semblait vouloir me donner le baiser de bien-venue. Je lui rendis vigoureusement son étreinte tout en reculant la tête pour me soustraire à cette accolade trop fraternelle :

« Sous les ordres de qui êtes-vous, lui demandai-je ?

— Petrik, me répondit-il.

— Et lui-même, Pétherick, où se trouve-t-il pour le moment ?

— Vous le verrez sous peu.

— Comment se fait-il alors que vous n’arboriez pas les couleurs anglaises ?

— Nos couleurs sont celles de Debono[1].

— Quel est ce personnage ?

— Le même que Petrik… Mais venez vous installer dans le camp : nous y causerons plus à notre aise… »

Et ce disant, Mohamed fit faire volte-face à « son régiment, » deux cents hommes environ, ramassis de Nubiens, d’Égyptiens et d’esclaves de toute race qui ne

  1. Voyez Tour du Monde, tome II, pages 348-352.