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dix stubers. Ma femme a dépensé quatre florins du Rhin pour un lavoir, un soufflet, un grand pot, des pantoufles, du bois pour faire la cuisine, des hauts-de-chausses, une cage à perroquet, deux cruches. »

Il avait pris parti pour Luther, et on ne voit pas qu’il ait eu à ce sujet aucune vive altercation avec sa femme, qui fut très-fidèle à la catholicité. À Anvers, où il séjournait dans le temps même où l’on conduisait Luther au château de Wartburg, il écrit : « J’ai donné huit stubers au moine qui a confessé ma femme. »

Si j’avais à défendre en règle la belle Agnès Frey, il y a surtout un indice sur lequel j’insisterais. En général, un mari malheureux ne ressent et ne témoigne pas grande affection pour le père et la mère de sa femme ; or, Albert Durer parle, en termes très-respectueux et très-touchants, de son beau-père et de sa belle mère, qui logeaient dans sa maison[1].

Mon jeune compagnon ne paraît pas autrement contrarié d’entendre réhabiliter la mémoire d’Agnès Frey. Il est à l’âge où l’on ne comprend guère le diable sous la figure d’un ange. L’union intime de la beauté et de la méchanceté dans une femme est chose si contraire à la nature, si monstrueuse, que beaucoup de gens qui ont dépassé, et de loin, la période enchantée des illusions, se refusent obstinément à l’évidence jusqu’à la fin, malgré tous les coups que peut leur asséner sur la tête la rude maîtresse de la vie, l’expérience !

Nous traversons Panierplatz[2], où l’on avait d’abord établi, dans une jolie maison, la collection naissante du « musée Germanique. » Nous y sommes à cinquante pas de l’entrée du Burg ou château impérial. Une caserne est auprès.

Le Burg est le trait qui marque l’âge de Nuremberg : c’est sa ride. Sans le Burg, on pourrait la prendre pour une jeune ville : on ne lui donnerait que cinq ou six cents ans.

« Nuremberg, ville capitale de son État et seigneurie, la plus orientale des impériales du cercle de Franconie et du banc de Souabe, est bien renommée à toute l’Alemaigne et Europe, estant ville marchande et de grande traficque, et qui est ornée d’ouvrages et bastimens fort magnifiques, tant publiques que particuliers. Elle a un château très-ancien assis sur la montagnette qui est pendante sur la ville[3]. »

On n’apprécie guère la hauteur de cette montagnette, dont la pente est couverte de rues, qu’en arrivant sur une petite esplanade d’où la vue domine toute la ville et la campagne. La plaine qui entoure Nuremberg ne paraît pas aussi aride et sablonneuse que le disent les traditions, et qu’elle l’était peut-être en effet il y a plusieurs siècles. J’aperçois de toutes parts des cultures et, à distance, des bois. La ville est toute gaie sous la belle lumière qui fait reluire ses toits, ses clochers et les fenêtres de ses maisons : elle est proprette comme ces jeunes vieilles qui ont grand soin de leur mise et dont la fine coquetterie est d’éviter l’éclat des modes nouvelles et de faire qu’on trouve que la coupe un peu ancienne de leurs robes et la nuance argentée de leurs cheveux leur vont bien.

En face de nous se dresse la tour des Païens, qui doit ce nom à quelques vieilles sculptures encastrées dans la muraille. Le concierge qui nous guette, ouvre la grande porte et nous introduit dans une cour où est un tilleul planté, dit-on, par l’impératrice Cunégonde. Jadis, dans les grandes fêtes, on venait danser sous son feuillage, qui couvrait de son ombre la cour entière. Le jour même où, en 1445, le père d’Albert Durer vint s’établir à Nuremberg, le patricien Philippe Pirkheimer célébrait sa noce sous le tilleul. Albert Durer le père était orfévre, et ce fut lui qui donna les premiers enseignements de l’art à son fils.

Les statues qui entourent le tronc du tilleul sont très-modernes ; elles représentent des empereurs ; celle de Wenceslas, je crois, la plus agréable, est en plâtre comme les autres : il est probable qu’on se propose de les fondre en bronze.

À l’intérieur de la tour des Païens, nous visitons deux chapelles de style roman placées l’une au-dessus de l’autre. La moins élevée des deux, dédiée à sainte Marguerite, construite vers le commencement du onzième siècle, était jadis ouverte au public. Elle est en ce moment encombrée d’objets d’art en désordre ; les araignées y filent en paix leurs toiles. Celle d’Ottmar, qui était réservée à la famille impériale et à la cour, est ornée d’œuvres intéressantes, peintures et bas-reliefs en pierre et en bois. J’y remarque une belle sculpture en bois de Fite ou Weit Stoss, représentant un Jugement dernier, et qui date de 1490. Fite Stoss était venu de Cracovie à Nuremberg dès 1486. On le cite souvent comme l’inventeur de la gravure sur bois ; mais, comme le dit Jules Renouvier, « les racines de l’invention sont toujours plus prolongées dans le passé qu’on ne le croit. »

Les appartements du château se composent d’une suite de petites chambres irrégulières, garnies de meubles modernes pour l’usage du roi et de la reine de Bavière lorsqu’ils viennent passer quelques jours au Burg. Çà et là on rencontre quelques tableaux des vieux maîtres : Martin Schœn, Lucas Cramach, Wohlgemuth, Burgkmair, etc. Je trouve aussi à noter un très-beau poêle en porcelaine de 1657.

« Ce château vous intéresse-t-il ? me dit le jeune homme avec un air d’ennui.

— Il devrait nous intéresser. S’il nous laisse froids, ce n’est pas sa faute, mais bien celle de notre mémoire ou de notre imagination. Il nous parle, nous ne l’écoutons pas. Songez-vous que c’est un héros qui a vécu pour le moins huit ou neuf siècles ? Il en aurait vécu

  1. « Le 18 août 1521, ma chère belle-mère, la Hans Freyn, tomba malade, et le 29 du mois de septembre, après avoir reçu les saints sacrements, elle mourut dans la nuit vers la neuvième heure d’après l’horloge de Nuremberg. Dieu veuille avoir son âme ! »

    Après 1523, mon cher beau-père, qui a aussi bien souffert dans le monde, est mort le jour de sainte Marie. Dieu lui fasse miséricorde ! »

  2. Voy. p. 17.
  3. Au bas d’une vieille estampe.