Page:Le Tour du monde - 09.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de bois et d’osiers entrelacés et recouvertes de terre, et renonçant à la vie aventureuse et nomade de leurs pères, ils cultivent le maïs et quelques légumes dans les terrains fertiles qui bordent le Missouri.

Nous avons encore ici sous les yeux un paysage fantastique.

Un chaos de buttes aux formes les plus tourmentées, sont bordées de profonds précipices qui ouvrent une gueule effrayante et montrent une rangée de dents aiguës, des pyramides de terre rouge et calcinée dont la pointe aiguë est coiffée d’énormes rochers qui ne semblent s’y tenir que par un miracle d’équilibre (voy. p. 56).

En dessous, le sol, noirci et calciné comme si le feu y eût passé, est crevassé en tous sens et miné par de profondes cavernes et menacé de s’abîmer sous le poids de nos mulets.

Notre chariot que nous descendons au moyen de cordes finit par tomber entre deux aiguilles de terre calcinée et y reste suspendu et brisé en morceaux.

Transportant à grand-peine les bagages et les provisions sur notre dos, nous finissons par dégringoler au fond du ravin où nous campons vers midi.

Nous n’avons ni bu ni mangé depuis la veille à cinq heures du matin et nous avons de plus passé deux nuits sans fermer l’œil ; aussi le reste de la journée se passe à manger et à dormir, bien certains que les Indiens ne sauraient nous découvrir.

Nous traversons le petit Missouri. Après une marche pénible de deux heures à travers les mauvaises terres auxquelles il donne son nom, nous atteignons le sommet du plateau, et nous apercevons devant nous une immense plaine coupée au nord par une ligne bleue qui nous indique la proximité du Missouri.

Au milieu de la prairie que nous avons traversée aujourd’hui se trouve un monticule formé par des milliers de bois d’élans, entassés les uns sur les autres, et formant une sorte de pyramide dont la hauteur est de sept mètres et la largeur de douze environ.

Comme nous n’y découvrons pas une seule tête, il est évident que cet énorme monceau est formé de bois rejetés annuellement par les élans à une époque ou ils étaient innombrables, époque bien reculée, car les Indiens les plus âgés n’ont aucune tradition à ce sujet. Les voyageurs prétendent aussi que vers les sources de la rivière de la Pierre jaune, les Indiens Corbeaux ont construit un petit fort au moyen de bois d’élans amoncelés les uns sur les autres.

Enfin, vingt-six jours après notre départ du fort Pierre, nous découvrons le grand fleuve et nous campons dans une pointe formée par la jonction de la rivière de la Pierre jaune avec le Missouri, et à trois lieues seulement du fort Union.

Nous essayons inutilement de traverser la rivière, très-profonde à son embouchure et remplie de bancs de sable mouvant ; nos provisions sont presque épuisées : depuis trois jours, n’ayant plus ni farine ni biscuit, la viande séchée au soleil est notre seule nourriture.

Notre meilleur nageur, un vigoureux métis de la rivière Rouge, vêtu d’une chemise seulement et sa carabine solidement liée sur la tête, consent à aller nous chercher un bateau au fort Union. Il traverse à la nage la rivière de la Roche jaune et nous le voyons disparaître dans un épais fourré de saules.

Des feux de campement tout récents et des os de bisons fraîchement disséqués nous indiquent la proximité des Indiens et nous faisons bonne garde toute la nuit, ce qui nous est d’autant plus facile que les loups et les moustiques ne nous laissent pas un instant de repos.

Ce matin, un vieux chef Corbeau accompagné de quelques guerriers vient s’inviter à déjeuner. Après avoir bu chacun un litre de café et fumé plusieurs calumets, ils nous invitent à visiter leur campement, situé à un kilomètre et sur un petit coteau qui domine la rivière.

Le camp se compose de cinq ou six loges coniques de peaux de bison, remarquables par leur blancheur et leur propreté et couvertes de peintures bizarres en rouge et en jaune, représentant des guerriers fumant le calumet, des chevaux, des cerfs et des chiens.

De nombreuses chevelures, fraîchement scalpées, sont suspendues au bout de longues perches. À côté de chaque tente une sorte de trépied supporte les carquois, les boucliers en cuir de bison et les lances ornées de plumes aux couleurs brillantes. De jeunes guerriers aux traits fortement accentués, au nez aquilin et aux formes herculéennes, mais hideusement barbouillés de noir et de blanc, sont occupés à lancer des flèches dans une boule que l’un d’eux jette en l’air ou fait rouler sur une sorte d’allée unie comme un jeu de boule.

Le chef nous fait asseoir sur des peaux d’ours et de bison qui garnissent l’intérieur de sa loge, et commence une longue conversation avec l’interprète, tandis que je reste exposé à la curiosité des jeunes gens, des femmes et des enfants. Les jeunes filles s’enhardissent jusqu’à chercher dans mes poches et à en retirer mon couteau, mes crayons et mon livre de notes, qui passent de main en main et semblent amuser beaucoup ces dames.

Enfin la plus hardie et la plus curieuse, une belle fille aux yeux très-doux et aux dents magnifiques, me voyant une longue barbe, veut s’assurer si je ne suis pas velu comme un ours, et, aidée de ses compagnes, tente de faire de ma personne un examen trop minutieux. J’allais abandonner une partie de mes vêtements entre les mains de ces dames, quand mon ami le chef Corbeau me tire d’embarras en me présentant la pipe d’amitié, et les jeunes filles me rendent mon livre de notes, mais dans quel état, hélas ! Les pages blanches, ainsi que les intervalles entre chaque ligne étaient couverts de gribouillages comme en font chez nous les enfants de quatre ou cinq ans.

J’étais singulièrement vexé et les risées moqueuses des jeunes guerriers m’exaspéraient tel point que je résolus de me venger et d’étonner toute la tribu. Plaçant un peu de poudre dans la main de la belle curieuse, j’y mis le feu au moyen d’une loupe dont je me sers habituellement pour allumer ma pipe, ce qui les effraya et