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vori manqua de foin. « Comment, dit-il, on m’appelle le roi des rois, et je n’ai pas un peu de paille pour mon cheval ? » Et il ordonna de saccager les villages du Miran. L’ordre fut rigoureusement exécuté. Les paysans entassèrent leurs bestiaux dans les églises, qui jusque-là avaient toujours servi de lieux d’asile dans les guerres civiles d’Abyssinie : mais les soldats ne respectèrent rien cette fois. Un pillard eut le bras traversé d’un coup de lance par un paysan qui s’était placé à l’entrée d’une église et se donnait pour un gardien nommé par le négus. On amena le paysan à l’empereur qui lui dit : « Ne sais-tu pas que c’est un crime de mentir ? Qui t’a nommé gardien de cette église ? » Et il lui fit couper la main et le pied.

Le Miran et l’Arafa continuèrent à brûler plusieurs jours comme deux fournaises. Une nuit, je sortis de ma tente par un doux clair de lune pour jouir du coup d’œil qu’on embrassait des flancs du Sagado, et passant à côté d’un feu autour duquel riaient et babillaient mes deux serviteurs, je regardai tour à tour le coteau au-dessous de moi, illuminé par des centaines de feux, et les lignes sévères du Mizan, où couraient de longs serpents de flamme. Ces flammes étaient, les unes celles des incendies, les autres celles des brûlis du sâr, ces hautes graminées dont les pluies estivales couvrent les plaines d’Abyssinie, et que le paysan brûle pour cultiver ou préparer le sol à un vert tapis d’herbes nouvelles. C’était un spectacle grandiose et dont j’aurais joui davantage si j’avais pu oublier quelles populations en deuil erraient autour de ces abominables incendies.

Un dimanche matin (c’était, je crois, le 22 février), une troupe d’environ quatre-vingts paysans de tout âge et des deux sexes, hâves, maigres, couvrant à peine de quelques haillons des corps qui, on le voyait assez, étaient naturellement robustes et bien faits, vint implorer la pitié du négus. Les soldats leur avaient tout pris : ils ne réclamaient ni leurs vêtements ni leur bétail, mais un peu de pain. Leur aspect était déchirant, c’était celui que devaient présenter les paysans de l’Allemagne et de l’est de la France durant la guerre de Trente ans. Ils s’arrêtèrent au pied de la colline où le négus, entouré de quelques officiers et pelotonné jusqu’au nez dans sa chama, se réchauffait au soleil du matin. Un grand bel homme, d’une quarantaine d’années, un peu chauve, tête de Cincinnatus, et que je vois encore, prit la parole et fit un discours pathétique, débité d’un ton fort digne, sans jactance et sans servilité. Un petit homme à l’œil vif, d’une laideur spirituelle, était à sa gauche et semblait parfois lui servir de souffleur. À l’air dont les paysans s’en allèrent, je jugeai que la réponse avait été favorable.


Un mauvais jour. — La mie prigioni.

Après quelques revers, Théodore II, plus démoralisé que battu, ordonna la retraite (17 février).

Nous repassâmes la Gounara et campâmes trois jours près Zetava, en face de Debra-Mai et dans la province de Mietcha.

Un messager qui revenait du nord m’apporta la fâcheuse nouvelle que le courrier que j’avais envoyé à Massaoua pour y prendre une correspondance et divers colis était resté vingt jours à Gondar. J’appris plus tard que ce bruit était faux : mais tout était croyable de la part de ce courrier, un debtera ou lettré abyssin, c’est-à-dire un mauvais drôle. Le plus sûr, dans cette circonstance, était de me rendre moi-même à Massaoua, d’y expédier les affaires consulaires les plus pressées et de revenir au plus vite.

Le 2 mars, je chargeai en conséquence le fidèle achate du négus, Zooudié, de lui demander pour moi la permission de faire ce voyage, craignant d’autant moins un refus que le 26 janvier l’empereur m’avait spontanément laissé l’option d’aller à Massaoua ou de rester encore quelque temps avec lui.

À midi, Zooudié vint m’annoncer que le négus désirait que je restasse jusqu’au retour d’un sieur B., ex-comptable de l’isthme de Suez, venu en Abyssinie pour y vendre des fusils, et dont Théodore s’était fait, moyennant 500 talaris, un envoyé d’occasion près de l’empereur des Français. Ceci était contraire à mes devoirs consulaires autant qu’à la sécurité de ma correspondance officielle ou privée, car les environs d’Adoua étaient justement alors au pouvoir d’un rebelle nommé Kassa, qui coupait les routes et avait obligé M. Duncan Cameron, consul britannique, à prendre asile dans l’église d’Axum. Je renvoyai Zoodié avec invitation d’exposer tout cela au négus ; mais voyant qu’il ne revenait pas, je passai mon uniforme, et suivi de mes domestiques, j’allai vers la colline royale pour demander moi-même une audience.

Le négus me vit venir, et comme, selon l’étiquette, je m’étais arrêté à mi-côte, le chapeau sous le bras, il me fit demander ce que je voulais. Je répondis que je désirais parler à Sa Majesté elle-même. Il appela alors trois Européens qui parlaient amaringa (langue officielle de l’Abyssinie) et les envoya me demander de quoi je voulais l’entretenir. Je répondis : « Je désire demander à aller à Massaoua, qui est mon pûste, parce que j’apprends que les gens de Massaoua se plaignent de n’avoir pas encore vu un choum (fonctionnaire) qui est nommé depuis onze mois : en second lieu, je désire convoyer moi-même deux caisses de présents destinés à Sa Majesté par mon souverain, et qui doivent y être arrivées. Je voudrais partir immédiatement pour être de retour avant les pluies » (c’est-à-dire fin juin).

Pour comprendre l’incroyable scène qui suivit, il faut savoir trois choses : Théodore II, humilié par un sujet rebelle, venait d’apprendre que les Égyptiens (qu’il redoutait fort, ayant été honteusement battu par eux en 1848), avaient occupé sa province de Gallabat. À cette surexcitation s’en joignait une autre plus physique. Le négus a le cognac fort mauvais, et il n’est pas très-habile de l’aborder passé deux heures après midi. Or, ce jour-là, m’a-t-on dit, il était gris. En dernier lieu, il avait confié, en 1855, à un touriste russe de passage, une lettre pour « son frère de Russie, » où il lui proposait une coopération militaire qui leur permettrait de se partager