les ivrognes. Vers le soir, je lui écrivis en anglais un mot poli, mais sec, où je lui demandais un instant d’explication. Mon geôlier se chargea de le lui faire passer, et tint si bien parole, que le 3 mars, vers cinq heures et demie du soir, je vis arriver à ma tente le bataillon européen marchant comme à un enterrement, ou
comme un recteur suivi des quatre facultés.
Ils étaient chargés par le négus de me dire que je serais libre si je voulais lui promettre mon amitié d’abord, puis de rester sur parole à Gafat jusqu’au retour de son agent. J’hésitais et je voulais parlementer : mais Kienzlen me dit rapidement : Promise, promise, monsieur Consul,’tis better to be free amongst us than bound. C’était incontestable. Je donnai la parole demandée et je fus libre. Je suivis ces messieurs à leurs tentes : ils me témoignèrent une sympathie dont je fus très-touché. Kienzlen me dit en riant : « Eh bien, monsieur le consul, vous êtes le second Français mis aux fers en Abyssinie[1] ! »
Je répondis d’un ton indifférent : « J’espère bien être le dernier. »
Le 4 mars, le négus, sachant que les autres Européens et moi avions un vif désir de faire l’ascension d’un pic isolé, à une heure du camp, et appelé Aouala-Négus (le roi des Vampires), chargea spontanément un de ses officiers de nous y conduire. C’est un lieu redouté des superstitieux Abyssins, qui croient que c’est la demeure du roi des Bouda, esprits malfaisants, dont je parlerai longuement plus tard, car à leur nom se rattache un des phénomènes pathologiques les plus curieux du monde.
L’ascension du dernier tiers du mont, masse basaltique fort ardue, fut très-pénible : mais nous fûmes bien dédommagés par l’admirable vue dont nous jouîmes. De la muraille sombre du Mizan, au sud, le regard embrassait toute la plaine de Mietcha et se perdait dans la nappe bleue du Tzaua, au nord, avec ses escarpements, ses îles, sa belle presqu’île de Zephié, connue par les meilleurs cafés de l’Abyssinie. Au milieu de coteaux d’un vert semé de bandes jaunes, le petit lac de Kourtabahar (le lac séparé du Tzana) brillait comme un saphir dans l’or. Debra-Mai montrait au nord ses massifs de genévriers, et à nos pieds la T’oul roulait son joli filet clair dans sa ravissante vallée qu’encadrent des murs de basalte.
L’Aouala-Négus est piriforme, le sommet surmontant le gros bout de la poire, et le bout effilé, tourné au nord, supporte une enceinte presque cyclopéenne en forme de D. Une enceinte non moins massive tourne à l’ouest, autour du mont, aux deux tiers de la hauteur. Un de nous suggéra que ce lieu pouvait avoir été une ancienne forteresse des Falachas, qui, passant parmi les Abyssins pour être possédés du Bouda, ont pu donner à l’Aouala-Négus sa terrible renommée. Cette conjecture est gratuite sans être improbable.
Ces lignes sont les dernières que nous ait adressées
M. Guillaume Lejean, et au moment où nous les imprimons[2],
nous ne connaissons personne qui, depuis
plus de six mois, ait reçu de lui aucune lettre. Quelques
journaux ont successivement annoncé que notre collaborateur
était une fois devenu le prisonnier du roi de Choa,
à la suite d’une bataille perdue par Théodore II, puis
qu’il avait été repris par ce dernier et traité avec plus
de loyauté, et récemment enfin qu’il avait été rendu à
la liberté. Mais ce sont là des assertions dont il est
impassible de constater l’exactitude. Nous ne sommes
donc pas encore délivré de toute inquiétude sur le sort
de M. G. Lejean.