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cette création, on verrait que l’on a voulu représenter trois vases qui ont été décorés selon les règles de l’art. »

Cette appréciation du ministre chinois est peut-être un peu exagérée ; mais on conviendra néanmoins, à la vue de notre gravure (laquelle, quoique exécutée fidèlement, est encore bien loin de représenter la peinture originale avec ses couleurs si variées et si brillantes), on conviendra, disons-nous, qu’elle ne manque pas d’une certaine justesse.

La planche de la page 107 (no 35 de l’Album) qui représente un rocher surplombant sur un lac, et au-dessous duquel est un kiosque, n’a pas besoin de description. Ce qu’en dit Wang Yeou-tun est insignifiant ; il compare le rocher qui surplombe à un balcon en saillie qui semble se pencher en avant pour contempler les eaux claires et profondes qui sont à ses pieds ; une petite cascade qui tombe produit un murmure comme le choc de pierres précieuses.

La planche de la page 109 (no 39 de l’Album) est nommé Khiô-yoûen-foûng-hô ; « la cour des boissons fermentées au milieu des fleurs de nélumbium agitées par le vent. » Voici comment la décrit le ministre chinois :

« La Cour des boissons fermentées du lac Sî-hoû était, du temps des Soung, le lieu où se consommait le plus de rafraîchissements[1] ; les fleurs du nélumbium y étaient recueillies en abondance ; c’est pourquoi on avait donné à ce site (du lac) le nom de « Cour des boissons fermentées au milieu des fleurs du nélumbium agitées par le vent. » Dans ce lieu-ci les robes roses (les fleurs du nélumbium) impriment partout leur mouvement. Le grand arc-en-ciel[2] y projette son ombre ; l’air et la lumière s’y jouent à l’envi l’un de l’autre ; c’est pourquoi on lui a donné le nom qu’il porte. »

Le ministre des travaux publics de l’empereur Khien-loung aurait pu donner, sur les quarante vues des Jardins de plaisance dont il est question, des notices plus techniques, plus instructives pour nous ; mais ce n’était pas là son but. Comme les gens de lettres qui, sous Louis XIV, décrivaient les merveilles du parc de Versailles dans des espèces de pastorales, en empruntant à la mythologie toutes ses fictions, et à la rhétorique toutes ses figures, Wang Yeou-tun s’efforce aussi, avant tout, de montrer toute l’habilite de son pinceau par l’élégance recherchée de son style, qui, aux yeux des Chinois, est d’autant plus beau qu’il est plus difficile à comprendre ; c’est-à-dire que, d’après les expressions choisies dont il est orné, et l’érudition littéraire dont l’auteur fait preuve, il faut en quelque sorte connaître à fond toute la littérature chinoise pour pouvoir l’apprécier convenablement et même en saisir le vrai sens.


IV

On ne sait pas généralement que dans la grande enceinte de Yoûen-ming-yoûen, il y avait comme une ville bâtie à l’européenne et où l’empereur Khien-loung avait voulu reproduire toutes les merveilles hydrauliques du parc de Versailles. Voici comment un missionnaire français, le P. Bourgeois, dans une lettre à M. de Latour, ancien imprimeur-libraire de Paris, et datée de Péking, octobre 1786, décrit ces constructions nouvelles.

« Vous jugerez mieux de ces maisons européennes bâties à Yoûen-ming-yoûen par les vingt planches gravées qui les représentent et que je vous envoie (la planche reproduite ici, page 111, en est tirée ; elle y porte le no 10). C’est le premier essai de gravure sur cuivre fait en Chine, sous les yeux et par les ordres de l’empereur Khien-loung. Ces maisons européennes n’ont que des ornements et des meubles européens. Il est incroyable combien ce souverain est riche en curiosités et en magnificences de tout genre, venues de l’Occident.

« Dans la salle qu’il a fait nouvellement bâtir pour placer les Tapisseries de la Manufacture des Gobelins que la cour de France lui a envoyées en 1767, il y a partout des trumeaux magnifiques. Observez que cette salle, d’une dimension de 70 pieds de long, sur une belle largeur proportionnée, est si remplie de machines, qu’à peine peut-ou circuler ; et telle de ces machines a coûté deux ou trois cent mille livres, parce que le travail en est exquis, et que les pierres précieuses dont on les a enrichies sont innombrables[3].

« Vous souhaitez savoir si les belles eaux jaillissantes du parc de Yoûen-ming-yoûen vont encore, et si, depuis le décès du P. Benoist, nous avons des missionnaires en état de réparer les défauts des conduites, etc. La machine qui fait monter les eaux dans le château d’eau, construite par le P. Benoist, s’est à la vérité dérangée ou usée à la longue. On n’a pas cherché à la réparer, et les Chinois qui n’abandonnent que forcément leurs anciens usages, y sont revenus promptement ; c’est-à-dire à l’usage des bras. C’est dans cette nation un système politique, d’employer et de faire vivre des gens dont la foule prodigieuse embarrasse, et dont l’oisiveté est dangereuse[4]. Par exemple, on sait quand l’empereur doit aller se promener dans le quartier des bâtiments européens ; un ou deux jours auparavant, on emploie tant de monde à porter l’eau que le bassin immense du château d’eau est suffisamment rempli, et les eaux jouent sur le passage de l’empereur.

« Au nombre des pavillons dispersés dans le parc de Yoûen-ming-yoûen, il y en a qui ne sont que des lieux de repos pour le prince, quand il va se promener dans ses jardins ; les autres sont habités par la famille impériale. Chaque prince, fils de l’empereur, a un quartier déterminé avec ses dépendances, ses officiers, ses gens, etc.

  1. Dans la grande description du lac Sî-hoû, en chinois, que je possède, et qui renferme cent différentes vues de ce lac, très-finement gravées, il y en a une (Kiouan 3, fo 19-20) qui porte le titre rapporté ci-dessus. On y voit une quantité de fleurs du nélumbium ou lotus, flottant sur les eaux du lac, et plusieurs kiosques ou pavillons, dont l’un porte l’inscription suivante (Yû-choû-ting) : Pavillon des livres de l’empereur.
  2. Allusion au pont très-cintré que l’on voit sur la planche de la page 109.
  3. Plusieurs de ces objets sont revenus en Europe, même des tapis des Gobelins, après le pillage des palais d’été.
  4. C’est là encore aujourd’hui même, une des causes les plus graves des troubles qui désolent la Chine.