Page:Le Tour du monde - 10.djvu/114

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seulement de ne vous voir monter la pente qu’avec tant de lenteur. C’est sans doute une très-belle idée de remarquer que nous sommes dans un siècle de progrès et qu’en définitive tout progrès profite à l’espèce. Oui, mais au total, sur trente-sept ou trente-huit millions de Français, combien comptons-nous de centaines de mille hommes vraiment civilisés, selon le sens élevé que l’on donne à ce mot lorsque l’on veut glorifier notre patrie ? Si j’aime l’espèce, j’aime surtout les individus sans lesquels elle n’est qu’une vaine abstraction, et je voudrais bien ne pas voir un si grand nombre de mes contemporains souffrir inutilement de retardements qui ont pour causes le dédain, l’égoïsme ou la peur des uns, la manie des autres de gouverner à outrance et de se croire nés pour être les tuteurs de leurs semblables, et aussi, chez les meilleurs et les plus dévoués, une hésitation inexplicable à tendre résolument la main au peuple et à l’attirer au plus tôt en pleine lumière !

Les paysans de Ragaz seraient bien étonnés et bien attristés s’ils étaient tout à coup transplantés dans un de nos villages, où ils ne trouveraient pas un seul livre, ou ils ne verraient pas cultiver une seule fleur, ou ils n’entendraient pas une seule note de musique ! où pas un seul habitant peut-être ne serait en état de raconter l’histoire de son pays à plus de cinquante ou soixante ans en arrière, et où pour tout délassement intellectuel on ne connaît que les conversations du cabaret !

Une pensée peut naître dans l’esprit de quelqu’un de mes lecteurs. — Ce village de Ragaz ne serait-il pas protestant ? — Non, il est catholique.




On part de Paris le soir à huit heures. Vers neuf heures du matin on est à Bâle ; à deux heures à Zurich. Là commencent les enchantements : on entre dans le grand silence et la majesté des paysages. Les locomotives des cantons de Zurich et de Saint-Gall ont l’allure modérée des anciennes chaises de poste ; nul ne songe à s’en plaindre. Au delà du lac de Zurich, on côtoie le Wallensee, un des lacs les plus frais, les plus bleus, les plus agrestes de la Suisse. On n’a plus assez de deux yeux : les cent d’Argus n’y suffiraient pas. C’est une de ces heures, rares dans la vie, qu’on n’oublie jamais ; On glisse au milieu de riants villages étagés à mi-pente entre les vergers et les barques ; on serpente à travers des tunnels dont les rudes fenêtres encadrent, dans des perspectives d’une grâce charmante, de larges espaces d’eaux limpides et transparentes qui se nuancent par moments des teintes du lapis-lazuli ou de celles de l’émeraude. Sur la rive opposée du lac, se dressent a pic d’immenses montagnes, plongeant profondément dans le cristal bleuâtre et s’y mirant depuis leurs sommets. À leur base, aucun sentier ; en regardant bien, cependant, on croit distinguer çà et là quelques touffes d’herbes ; puis, ô merveille ! sur ces presqu’îles microscopiques, voici une jolie maisonnette lilliputienne dont le toit fume, voilà un moulin en miniature dont la fine roue tourne sous un fil d’argent. Est-il possible ? qui oserait vivre la-bas ! imprudents ! La moindre ride de l’eau ne va-t-elle pas engloutir ce petit monde ? Et quelle solitude ! aucune barque pourrait-elle s’aventurer jamais si loin des anses vers ces escarpements formidables ? On s’étonne : en même temps on se dit tout bas qu’on voudrait bien être un de ces Robinsons — tout un été, avec ceux qu’on aime, si l’on est heureux, — sinon seul et toujours !

On atteint, presque à regret, la petite ville de Wallen qui donne son nom au lac ; on passe entre les ombres de deux hautes chaînes d’aspects variés ; à Sargans, la paroi de gauche s’entrouvre largement comme pour faire honneur au Rhin enfant qui, déjà turbulent et impétueux, se roule avec fracas sur un lit de cailloux et se hâte vers Bodensee (le lac de Constance). Il est cinq ou six heures du soir lorsqu’on s’arrête au but du voyage, et en mettant pied à terre l’on voit devant soi Ragaz modestement groupé, à huit ou dix minutes de la station, au pied des montagnes.

Du premier coup d’œil, on ne donnerait guère à Ragaz qu’une centaine de maisons. La première de toutes, sur le chemin sablé, est l’église, monument peu remarquable. Une élégante tablette de marbre blanc apparaît à demi au-dessus du mur du cimetière : en se penchant, on lit l’inscription. C’est le tombeau du philosophe Schelling, mort en août 1857. Un peu d’art, le souvenir d’un homme illustre, ce n’est point là une rencontre indifférente : c’est une sorte d’accueil qui dispose favorablement.

La grande rue qui continue la route est bordée d’hôtelleries : À la Tamina (nom d’un torrent qui traverse le village et va se jeter au Rhin) ; Au Thabor (nom d’une montagne voisine), Au lion, — oublions les autres. À l’extrémité, on passe sur un petit pont de pierre, et on est devant Hof-Ragaz, le grand hôtel où vient s’épancher, dans de jolies piscines revêtues de porcelaine blanche, l’eau tiède de la source de Pfäfers, qui jaillit à trois ou quatre kilomètres plus haut, près d’un vieux couvent.

Un jour je demandais au jeune docteur X…, inspecteur des bains attaché à Hof-Ragaz, quelle était réellement, selon lui, la vertu de ces eaux. Il entreprit, avec l’autorité que lui donne l’expérience, une explication savante qui se prolongeait sans le satisfaire beaucoup plus que moi, je suppose, faute d’un mot assez expressif pour tout résumer. J’insinuai :

« Mon ami Jean Reynaud dit que ce sont des eaux vivifiantes.

— Vivifiantes ! s’écria le docteur en battant des mains, oui : voila bien la vérité, vivifiantes ! Elles le sont, monsieur, très-réellement, et on ne pouvait mieux dire. »

C’était, en effet, ce qu’en pensait Jean Reynaud. Un mois avant mon arrivée à Ragaz (en juillet 1862), il m’avait écrit :

« Viens… Les eaux sont salutaires, le site est admirable, plein d’ampleur ; on a en perspective la vallée du Rhin se détournant pour aboutir au lac de Constance, et toutes sortes de cimes hardies. À part le paysage, je ne te promets pas de grands divertissements ; mais nous trouverons assez de ressources dans l’amitié et la con-