Page:Le Tour du monde - 10.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur cette plage ne précède guère que d’un jour ou deux l’apparition des tortues.

Certaine nuit obscure, entre minuit et deux heures, un immense mascaret fait tout à coup bouillonner la rivière ; des milliers de tortues sortent pesamment de l’eau et se répandent sur les plages.

Nos Conibos accroupis ou agenouillés sous leurs abris de feuilles et gardant un profond silence, attendent le moment d’agir. Les tortues qui se sont divisées par escouades au sortir de l’eau, creusent rapidement avec leurs pieds de devant, une tranchée souvent longue de deux cents mètres, et toujours large de quatre pieds sur deux de profondeur. L’ardeur qu’elles mettent à cette besogne, est telle, que le sable vole autour d’elles et les enveloppe comme un brouillard.

Quand la capacité de la fosse leur paraît suffisante, chacune d’elles, remontant sur le bord, tourne brusquement sa partie postérieure vers la cavité, et laisse choir au fond une provision d’œufs à coquille molle, de quarante au moins, de soixante-dix au plus ; les pieds de derrière renouvelant alors la besogne de ceux de devant, ont bientôt comblé l’excavation. Dans cette mêlée de pattes mouvantes, plus d’une tortue bousculée par ses compagnes, roule dans le fossé et y est enterrée vivante. Un quart d’heure a suffi à cette œuvre immense.

Fabrication d’huile d’œufs de tortue par les Conibos.

À peine la tranchée est-elle comblée, que les tortues reprennent en désordre le chemin de la rivière : c’est le moment qu’épiaient nos Conibos.

Au cri poussé par l’un d’eux toute la troupe se relève et s’élance à la poursuite des amphibies, non pour leur couper la retraite, ils seraient renversés et foulés aux pieds par le puissant escadron, mais pour voltiger sur ses flancs, se saisir des traînards et les retourner sur le dos ; avant que le corps d’armée ait disparu, mille prisonniers sont restés souvent aux mains des Vireurs[1].

Aux premières clartés du jour, le massacre commence, sous la hache de l’indigène, la carapace et le plastron de l’amphibie volent en éclats ; ses intestins fumants sont arrachés et remis aux femmes, qui en détachent une graisse jaune et fine, supérieure en délicatesse à la graisse d’oie. Les cadavres éventrés sont abandonnés ensuite aux percnoptères, aux vautours-harpies et aux aigles pêcheurs, accourus de tous côtés à la vue du carnage.

Avant de procéder à cette boucherie, les Conibos ont fait choix de deux ou trois cents tortues, qui sont destinées à leur subsistance et à leur trafic avec les Missions.

  1. De virer, chavirer. C’est le nom donné par les missionnaires de l’Ucayali et les riverains du Haut-Amazone aux individus qui chassent ou pêchent la tortue en courant après elle et la renversant sur le dos.