Page:Le Tour du monde - 10.djvu/173

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rapace d’une tortue. Parfois plusieurs individus se jettent dans une pirogue, poursuivent le banc de tortues, l’assaillent de leurs flèches aux courbes paraboliques, et n’abandonnent la partie que lorsque leur embarcation est chargée de butin à couler bas. À en juger par les cris, les hourras et les éclats de rire qui accompagnent cette pêche, on doit croire qu’elle est pour le Conibo un amusement plutôt qu’une corvée.

Le jour ou les Conibos ont résolu de se rendre dans quelque Mission pour y vendre leur marchandise, ils s’ablutionnent, s’épilent et se peignent de leur mieux, afin de donner de leur personne une idée avantageuse ; les vases de graisse et d’huile, et les tortues attachées par les pattes, sont placés au centre de la pirogue, et la famille s’abandonne au courant. Arrivé devant la Mission, le patriarche ou le beau parleur de la troupe (il s’en trouve au désert tout comme à Paris), après avoir préalablement secoué sa chevelure, passé sur son visage une nouvelle couche de rouge, et donné du tour à sa tunique chiffonnée, laisse les femmes dans le fourré, s’avance seul et porte la parole : il a, dit-il, de magnifiques charapas (tortues) et sa graisse et son huile ne laissent rien à désirer. Le missionnaire édifié par ce début sur la qualité de la marchandise, s’enquiert alors de la quantité ; à cette question si simple, le Conibo fait invariablement un haut le corps, puis se gratte l’oreille et semble embarrassé. Cependant il s’enhardit et répond : Atchouprè, en courbant le pouce et l’index ; Rabui, il double le médius et l’annulaire, puis répète les mêmes mots et les mêmes gestes, jusqu’à ce que son énumération soit terminée.

Atchoupré signifie un ; — Rabui veut dire deux. Ce sont les seuls nombres cardinaux que possède l’idiome conibo. Dès qu’il s’agit d’énoncer d’autres termes, les arithméticiens de leur tribu se servent de l’idiome des Quechuas dont les missionnaires du Pérou ont depuis trois siècles vulgarisé l’usage, et ils disent quimsa trois, tahua quatre, pichcca cinq, etc. Grâce à ce plagiat, il est facile aux Conibos, en mettant jusqu’à vingt la dizaine avant l’unité, et passé vingt, l’unité avant la dizaine, de compter jusqu’à cent (pachac), d’arriver jusqu’à mille (huanca), d’atteindre le million (hunu). Mais passé ce chiffre leur entendement se trouble, leurs idées s’embrouillent, et comme les Quechuas des plateaux andéens, ils appellent le nombre qu’ils n’ont pu énoncer : Panta china, la somme innumérable[1].

Départ pour la plantation.

Au commerce des tortues, le seul que nous leur connaissions, ces indigènes ne rattachent d’autre industrie que la construction de leurs pirogues et la confection de leurs arcs et de leurs massues ; leurs pirogues, empruntées au tronc de l’arbre capiruna (cedrela odorata), ont de dix à vingt-cinq pieds de longueur, et ces dernières leur coûtent jusqu’à deux années de travail. Après avoir choisi dans la forêt ou dans quelque île de l’Ucayali, où le faux acajou abonde, l’arbre qui leur paraît réunir les qualités requises, ils l’abattent à coups de hache, le laissent sécher sur place pendant un mois, brûlent ensuite son feuillage, le débarrassent de ses branches et procèdent enfin à l’équarrissage du tronc, labeur formidable, si l’on considère l’insuffisance des moyens dont disposent ces charpentiers. Quand les formes de la pirogue sont convenablement dessinées, ils s’occupent d’en creuser l’intérieur à l’aide de la hache et du feu. Cette opération est assez délicate ; elle exige du constructeur une surveillance incessante, afin que le feu, agent principal de l’œuvre, ne dépasse pas certaines limites. Des tampons de feuilles mouillées sont disposés à cet effet aux endroits qu’il ne doit pas toucher ; la hache et le couteau complètent plus tard le travail ébauché par l’incendie. Quand la pirogue est achevée, des hommes la chargent sur leurs épaules et vont la mettre à flot.

Malgré le temps et le labeur qu’exigent ces embarcations d’une seule pièce, leur possesseur troque parfois l’une d’elles contre une hache, quand il en trouve l’occasion. Néanmoins le prix de ces pirogues varie selon leur grandeur, et certaines valent jusqu’à six haches. Après dix

  1. La plupart des nations de cette Amérique, dont’idiome ne possède que de deux à cinq mots pour énoncer leurs nombres, suppléent à cette indigence en comptant par duplication. Ainsi devaient compter les Panos et les Conibos avant que la langue quechua leur vînt en aide.