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Pendant la durée de ce jour de liesse, la coutume sévère qui défend aux femmes de s’associer aux divertissements des hommes et de prendre part à leurs danses, se relâche de sa rigueur et tandis que ceux-ci gambadent d’un côté au son de la flûte à cinq trous, du tambour et du coutoucoutou, petite calebasse creuse dans laquelle sonnent des cailloux ou des graines, les femmes se trémoussent à qui mieux mieux. La danse des Conibos consiste en un enlacement de trois ou quatre individus qui, se donnant le bras, avancent et reculent tous à la fois avec des poses de tête et des langueurs de corps assez semblables aux oscillations d’une personne ivre ; puis les danseurs se séparent et les contorsions de leur individu deviennent alors incompréhensibles ; on croirait que leurs articulations ont été rompues. Ils vont et viennent, traînant le pied, se heurtant mollement, se joignent, s’évitent et finissent par s’appréhender au corps en tournant sur eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils tombent à terre haletants et épuisés.

Quand la danse et l’ivresse, car la coupe de mazato ou chicha, n’a pas cessé de circuler à la ronde, ont atteint leur dernier degré d’exaltation, l’héroïne de la fête, coiffée d’une couronne de plumes de toucan, entièrement nue et parée de ses plus beaux colliers, est introduite dans la hutte, où deux matrones la prennent chacune par un bras, tandis qu’une troisième matrone porte aux lèvres de la jeune fille une coupe de liqueur fermentée que celle-ci doit vider jusqu’à la dernière goutte.

Jeu de la balle chez les Conibos.

Cette première coupe est bientôt suivie d’une seconde, puis d’un nombre indéfini. Pendant ce temps, les matrones accompagneresses ont obligé la vierge à danser violemment avec elles. Quand ces matrones sont lasses, d’autres les remplacent ; vraies sorcières, menant la ronde d’un sabbat sans nom.

Avant l’expiration des vingt-quatre heures, terme fixé à cette étrange fête, la jeune fille n’a plus conscience d’elle-même ; sa tête roule à l’aventure ; ses jambes ploient sous elle ; un sommeil de plomb clôt ses yeux. Bientôt l’estomac révolte par la boisson qu’on ne cesse d’y introduire en desserrant les dents de la malheureuse fille, se débarrasse de son superflu et donne à la squalide orgie un dernier cachet de dégradation animale.

Malgré ces effrayants symptômes, bientôt suivis de contractions et de spasmes nerveux, l’être humain ou plutôt la masse inerte, n’en continue pas moins de sautiller au bras des matrones. La coutume est inexorable et veut que la solennité se poursuive jusqu’à ce que le soleil levant trouve la jeune fille endormie ou plutôt plongée dans un évanouissement profond…


Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)




    originalité ou par coquetterie et pour se distinguer de leurs voisines, mais pour repousser l’accusation d’anthropophagie portée contre elles par d’autres tribus de leur nation.