pation de notre esprit nous empêcha de l’admirer. Nous approchions de Sarayacu, et l’idée de jeter l’ancre dans son port après quarante-trois jours de voyage, de misères sans nombre, de petites criailleries, de petits scandales et de petits propos, cette idée en absorbant toutes les autres à son profit, nous rendait pour le quart d’heure indifférent aux beautés du paysage.
Ce port du salut, où nous n’abordâmes que le lendemain à cinq heures du soir, était une vaste plage découpée en croissant, encombrée de buissons et de touffes de faux maïs. De longs talus d’ocre et d’argile à demi voilés par une végétation épaisse, mais rabougrie, allaient en serpentant rejoindre la ligne des forêts, située à trente pieds d’élévation du niveau de la rivière. À gauche de cette plage, coulait la petite rivière de Sarayacu, venue de l’intérieur, et large seulement de trois ou quatre mètres. Ce rio d’eau jaune et vaseuse, voilé par une végétation touffue dont l’ombre estompait déjà les contours, devait être cher aux caïmans, amis du clair-obscur et du silence. Malgré la mine équivoque de cet affluent de l’Ucayali, nous nous fussions surpris à disserter sur son passé et à rechercher lequel des deux noms, de Sarah Ghéné[1], que lui donnaient autrefois les Indiens Panos, ou de Sara-Yacu[2], que lui imposèrent plus tard des métis péruviens, lui était le plus justement applicable, si des soins plus pressants que ceux des étymologies, ne nous eussent occupé en ce moment. Le soleil se couchait ; le crépuscule allait bientôt venir ; la nuit lui succéderait brusquement et nous savions par ouï-dire, que la Mission où tendaient tous nos vœux était située à deux lieues de la plage, dans l’intérieur de la forêt. Or, cette forêt que nous avions à traverser, ouvrait devant nous une bouche d’un noir opaque, d’où sortaient, aux approches du soir, des voix étranges et des bruits alarmants. La crainte de nous perdre dans ses détours, et aussi d’avoir maille à partir avec ses hôtes aux longs crocs et aux larges griffes, nous fit un devoir de remettre au lendemain notre entrée à Sarayacu.
Cette décision arrêtée, nous avisâmes aux moyens de passer la nuit le moins mal possible. Pendant que les uns sarclaient quelques pieds carrés de terrain pour étendre les moustiquaires, les autres allaient ramasser des bûchettes. Bientôt deux grands feux flambèrent à la fois sur la plage. Comme nous étions en train de peler des bananes pour le souper, le comte de la Blanche-Épine, que nous avions perdu de vue depuis un moment, caché qu’il était par des buissons de mélastomes,