Page:Le Tour du monde - 10.djvu/202

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dessus de leurs têtes, qu’ils nous déposent à l’autre bord pour recommencer plus loin.

Les premières collines apparaissent enfin, et, vers midi, nous arrivons à la maison de M. Clément. Du sommet de ce petit plateau, comme d’un observatoire, nous avons de la contrée environnante un aperçu plus complet : devant nous une large bande de forêt, puis la plaine sablonneuse de Tamatave, au loin la mer ; du côté de Tananarive une suite de collines ou mamelons dénudés et semblables à d’énormes huttes de castors s’élevant progressivement jusqu’à la grande chaîne centrale. Ces mamelons, isolés les uns des autres par des marécages ou de petits cours d’eau, ne présentent à l’œil que le vert uniforme de leur surface en dôme. Quelques arbres, échappés à l’incendie des bois, dressent çà et là leurs troncs violentés et noircis ; ils semblent protester contre cette dévastation sacrilége et jettent sur la campagne un air de mortelle tristesse ; partout où règne l’Ova, même impression, même silence et même désolation.

Autour de nous cependant, tout s’agite : les marmites vannent le riz que pilent des esclaves malgaches ; les feux brillent à la cuisine, et de belles servantes, vêtues d’étoffes aux couleurs éclatantes, s’empressent autour des cases, vont de l’une à l’autre, riant, criant, s’agitant et préparant les mets. Le déjeuner, servi à la malgache, nous attend ; l’hôte nous fait signe et nous entrons.

Au milieu de la salle principale de la petite habitation, sur un plancher couvert de nattes fines, l’on avait étendu d’immenses feuilles de ravenal du plus beau vert ; ces feuilles, de près de deux mètres, remplaçaient la nappe et formaient un carré long autour duquel on avait disposé, pour les convives, des siéges malgaches, espèces d’ottomanes sur lesquelles nous nous assîmes. Au milieu de cette table nouvelle pour nous, et sur un plateau également recouvert de feuilles de ravenal, s’élevait fumante une pyramide de riz d’un blanc de neige ; c’est le pain malgache : devant nous, de petits carrés de feuilles devaient nous servir d’assiettes, et d’autres devaient remplacer les fourchettes et les verres. Il est difficile de s’expliquer comment une feuille peut s’appliquer à tant d’usages ; elle s’applique à bien d’autres encore.

Le ravenal ou arbre du voyageur, est un des végétaux les plus utiles au Malgache. Ses feuilles, dépouillées des côtes, servent, ainsi que nous venons de le dire, de nappes pour étaler le riz, de cuiller pour le manger, de coupe pour boire le ranapang et la betza-betza, et même d’écopes pour vider les pirogues. Fendues, elles forment les toitures des maisons qu’elles abritent admirablement : les côtes reliées entre elles composent les parois des cases, et le tronc de l’arbre fournit les poteaux qui soutiennent le petit édifice ; mais l’épithète d’arbre du voyageur qu’on donne au ravenal, en prétendant qu’il est d’une précieuse ressource pour les gens altérés, ne m’a paru qu’une mauvaise plaisanterie, attendu que le ravenal se trouve principalement dans les marais et sur le bord des cours d’eau où chacun peut se désaltérer à son aise ; il a du reste assez de mérites sans qu’il soit nécessaire de lui en prêter qu’il n’a pas.

Mais revenons à notre déjeuner, qui, si poétiquement commencé sur des feuilles vertes, se termina prosaïquement à l’européenne. Il fallut abandonner nos belles coupes et nos assiettes primitives pour la porcelaine anglaise et le verre à champagne, car le moët frémissait dans son enveloppe, et Gros-Bœuf, notre échanson, le délivrait déjà de ses liens de fer. Impossible aujourd’hui d’achever une idylle ! nous eûmes un dessert de la Maison-d’Or et des liqueurs de Mme Amfoux.

La maison était en fête et les travaux furent suspendus ; esclaves, domestiques et marmites attendaient à la porte une distribution de rhum qui ne leur fit point faute ; aussi trépignaient-ils de joie et n’attendaient-ils qu’un signe pour commencer leurs danses. Déjà, dans leur impatience, ils faisaient résonner les bambous sous leurs doigts agiles, lorsque le maître leur fit dire que nous attendions ; ils entrèrent alors dans la salle que nous occupions et vinrent s’accroupir en cercle, laissant au milieu d’eux un espace vide pour les danseurs. Une femme se présenta la première ; elle n’était ni belle ni blanche ; ce n’était point une Rosati ; mais ses yeux noirs brillaient d’un joyeux éclat, et son gros sourire entrouvrant sa bouche lippue, creusait ses joues de fossettes profondes et montrait l’émail nacré de ses dents ; son canezou bleu comprimait avec peine une poitrine d’airain et dessinait une taille robuste et d’une certaine élégance.

Une large jupe blanche à grandes fleurs jaunes dessinait son corps, et le simbou dans lequel elle se drapait, ouvert ou fermé tour à tour, laissait voir, comme entre-deux de la jupe et du corsage, une large bande de chair bronzée.

Mais déjà le feu sacré s’empare de nos Malgaches ; le bambou résonne, les voix s’unissent en chœur, les mains battent en mesure et la danseuse s’agite : voici la danse des Oiseaux.

Le corps penché en avant, les bras étendus comme une sibylle antique, la danseuse frappe lentement le sol de ses pieds nus ; ses bras avancent, reculent, s’abaissent et s’élèvent, elle tient à la terre et ne peut s’envoler. L’accompagnement va crescendo, les voix grossissent, les mains battent plus fort, la Malgache précipite ses coups ; le buste reste à peu près immobile pendant que les bras, semblables à deux ailes, semblent vouloir la transporter dans l’espace ; vains efforts ! L’impatience gagne alors la danseuse, une sorte de rage s’empare de tout son être ; elle parcourt haletante le cercle qui l’enferme, le sol devient sonore sous le frémissement de ses pieds, et ses bras, ses mains, ses doigts semblent se tordre en convulsions désespérées. Vaincue, elle s’arrête ; nous l’applaudissons.

Un Malgache se lève : nous allons assister à la danse du Riz ; il faut pour cette nouvelle danse un plus large espace, nous agrandissons le cercle.

Le danseur est presque nu ; il n’a pour tout vête-