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ville, et aussi ceux de l’hôtel Schmitt, où je descends et où l’on me donne une chambre ouverte sur la rue connue une boutique.

Tout ce qui passe devant mes yeux est si nouveau pour moi que je reste de longues heures devant ma porte, assis dans mon fauteuil en roting, à considérer cette vraie lanterne magique, aux images si originales et si variées. Des groupes de coolies et de porteurs d’eau, sommeillent sous les arbres ; d’autres chargent et déchargent les chalans et les barques venus du large ou de l’intérieur ; des marchands ambulants m’offrent, non plus comme à Batavia, des marchandises d’Europe, mais mille curieux objets en corne, en écaille et en ivoire de cachalot, des cigares, des étoffes du pays, et, ce qui me charme encore plus, de magnifiques oiseaux des Moluques et de Célèbes : ce sont des kakatoës blanc saumon à huppe rouge sang ; de gros perroquets violets et marron, des perruches vertes et grises, des huppes blanches à crête jaune et surtout des lorris rouges à ailes bleues ou vertes. À mon sens, ce dernier oiseau est le plus beau de la race des perroquets, mais, pour se bien rendre compte de la grâce de ses mouvements et de l’éclat de son plumage, il faut le voir en vie et dans son pays : Java est déjà un climat trop froid pour ce bel animal.

J’achetai deux magnifiques kakatoës blancs et une huppe jaune : mais celle-ci reprit la clef des champs dès que je l’eus débarrassée de l’anneau de coco qui la retenait à son perchoir mobile. Quant à mes kakatoës, une fois installés chez moi, ils me donnèrent une représentation complète de leur savoir faire, se balançant, se rengorgeant, s’excitant mutuellement ; hérissant leurs plumes, entrouvrant leurs ailes, déployant leurs belles crêtes rouges, le tout avec les poses les plus comiques : à la fin ils se pendirent par les pieds à leurs bâtons, en jetant des cris qui, à Paris, feraient prendre les armes à tout un quartier.

Dans la rue, va et vient une foule bizarre, mélangée de Chinois, de Malais, d’habitants de Madura, mais où domine l’élément javanais. Le sarhong aux longs plis, la veste très-collante, et, sur la tête, une sorte d’abat jour, recouvert de drap bleu passementé d’or et d’argent et doublé de rouge, tel est le type du costume de ces derniers. Tout au rebours de ce que j’ai vu à Batavia, les étoffes des costumes sont ici très-peu voyantes ; le bleu foncé, le ronge brun, le noir dominent. Les prêtres, facilement reconnaissables à leur ample turban et à leur veste de mousseline blanche, sont en bien plus grand nombre qu’à Batavia.

Des palanquins circulent sans cesse dans cette foule. Ceux des Chinois ressemblent assez aux niches de nos chiens, sauf leurs panneaux à jour et les peintures or et vert qui les décorent ; ceux des Javanais, beaucoup plus simples, se composent d’un hamac suspendu à une traverse de bambou et abrité des rayons du soleil par un petit toit en natte de palmier ou de bambou. Du reste, Chinois et Javanais se laissent porter là dedans avec une aisance parfaite, comme nos aïeules dans leurs chaises à porteurs.

Sur la rivière, passent et repassent de longs bateaux de charge dont la poupe et la proue sont gracieusement recourbées, et que les mariniers dirigent au moyen des avirons qui y sont fixés. Sur l’autre rive, le kampong chinois forme le fond du tableau.

Ma première visite est pour la ville européenne, mais hélas ! quel désenchantement ! Soërabaïja, plus sain que Batavia, n’est pas un vaste jardin comme elle. C’est une ville forte, où l’espace a été ménagé, ou les maisons se touchent. Plus de pelouses couleur d’émeraude, plus de parcs spacieux, d’allées ombreuses, de frais ruisseaux, de brillants cottages. Ici, les rues sont étroites et brûlantes ; une seule, la plus belle de la ville, est plantée d’arbres et ornée de bas côtés, dans les fossés desquels on voit courir et se cacher, quand on s’en approche, des quantités de crabes de toutes grosseurs. L’arsenal, l’église, le palais du résident, le grand cercle militaire la Concordia, sont les seuls édifices de Soërabaïja ; car je ne veux pas parler du théâtre qui, à l’extérieur comme à l’intérieur, a l’aspect d’un grenier à fourrage.

Traversons plutôt le grand pont qui se trouve juste en face de la Résidence, et lançons-nous dans le pays chinois.

Je retrouve d’abord dans ces rues marchandes la folle animation des populations de l’extrême Orient ; j’y admire ces intrépides cuisiniers ambulants, toujours exposés aux feux du soleil et à celui de leurs fourneaux, et toujours prêts à servir à leur clientèle le deng-deng[1], séché par les rayons de l’un et réchauffé au moyen de l’autre (voy. p. 249).

Les marchands chinois de Soërabaïja sont spécialement approvisionnés d’objets à l’usage des indigènes : on trouve chez eux moins d’articles de Chine qu’à Batavia ; mais, en revanche, ils vendent les armes et les indiennes les plus rares et les plus intéressantes, et des collections de bijoux ciselés avec un goût exquis, et introuvables partout ailleurs. Car, il faut le dire, armuriers et orfévres indigènes ne travaillent qu’à leur loisir, sur commande et avec une désespérante lenteur.

À droite du quartier marchand se trouvent les maisons des Chinois riches ; je passe des boutiques aux hôtels, de la rue Saint-Denis au faubourg Saint-Germain. Ici tout est calme et silencieux. Les habitations sont entourées de galeries, ornées de piliers de bois laqué, brun et or, et rehaussés des tons aimés des Chinois. Partout, dans de grands vases de faïence étincelants au soleil, poussent des fleurs admirables, ou mieux encore, des arbres nains, palmiers, bambous ou orangers, le suprême de l’art de l’horticulteur. Les murailles, les galeries supérieures sont de splendides broderies de bois et de pierre, où la sculpture peinte et les stucs les plus parfaits se marient aux tons merveilleux de la palette chinoise. De temps en temps, de jolis enfants, la tête rasée, la natte naissante, et vêtus tous de soie et d’or, viennent animer ces délicieuses architectures et compléter ainsi le tableau.

  1. Viande de buffle coupée en morceaux, salée et séchée au soleil.