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Page:Le Tour du monde - 10.djvu/255

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usage, on choisit les troncs parvenus à leur plus grand diamètre, on les ouvre sur un côté, et on en développe le cylindre que l’on étend sur le sol et qu’on y maintient à l’aide de grosses pierres ; on le mouille et on le laisse sécher à plusieurs reprises, et une fois qu’il a pris la forme de planche, on en fait les cloisons en le plaçant entre d’autres bambous plus petits dans lesquels on pratique des trous où l’on fait passer des doubles lattes transversales.

Ces cloisons, fort légères, fort solides, fort peu coûteuses[1], résistent non-seulement aux vents terribles et aux tremblements de terre très-fréquents aux Indes, mais elles sont encore la meilleure barrière à opposer aux attaques des tigres. Ces animaux ont horreur du bambou, dont la peau vernissée agace leurs dents et leurs griffes, et la meilleure cage pour enfermer une de ces bêtes fauves est encore une cage de bambou.

On fait également, avec le bambou, les fermetures des portes et des fenêtres, et le plus simple comme le plus solide des verrous.

On en fait des vases pour cuire le riz à la vapeur, des siéges, des instruments de musique, etc.

En un mot, si d’autres arbres plus extraordinaires, tels que le palmier gomuti (borassus gomutus), d’où l’on tire du vin et du sucre ; l’arbre à pain, l’arbre du voyageur, le rarak, l’arbre à savon (sapindus saponaria) dont les fruits contiennent tous les principes du meilleur savon, étonnent davantage l’Européen peu habitué à pareilles prévenances de la part de la nature, le bambou peut et doit cependant être considéré comme le végétal le plus extraordinaire de ce pays et le plus utile à ses habitants.

Dans une de mes promenades à Soërabaïja, je rencontrai un mariage javanais. Les deux époux appartenaient à des familles également riches et avaient déjà accompli les deux promenades isolées qui précèdent la grande procession, celle à laquelle j’assistai. Ils étaient portés dans un charmant palanquin surmonté d’un dais orné de feuilles de palmiers et décoré de treillages de bambou et de roting disposés avec beaucoup d’art. Leurs vêtements de soie rouge rehaussés de broderies d’or, les bijoux qui couvraient leurs têtes, leurs cous, leurs bras et leurs mains, leur donnaient cet air d’opulence que l’on rencontre presque toujours chez les mariés javanais, quoique toutes ces splendeurs soient seulement louées pour la circonstance. Une foule de gamins criant, sautant, frappant des mains ou faisant retentir l’air des sons stridents du gong, du tam-tam et des cymbales, couraient au-devant du dais, et quatre hommes, vêtus d’un costume de cérémonie, veste et culotte jaunes, ceinture bleue et blanche, les hanches ornées de grandes pointes de soie bleue et jaune, la tête couverte d’un turban collant de mêmes couleurs, portaient au bout d’un long bambou des bouquets brillants et flexibles, faits de petites lames de roting garnies de pompons de papier bleu, jaune et blanc. À la suite du palanquin, venaient les parents, les amis et tous ceux à qui l’envie pouvait venir d’accompagner les époux et de prendre part au repas généreusement offert à tous les estomacs affamés, et après lequel les époux prennent définitivement possession de leur domicile.

Cette procession solennelle est toujours précédée de différentes cérémonies que nous croyons intéressant de rappeler ici. Ce sont d’abord les fiançailles, célébrées par différents cadeaux d’étoffes, de bijoux, mais surtout de noix d’arèque (pinang, d’où mapienang, fiancer) ; ensuite le lamaran, temps des visites faites à la future épouse par la famille et les amis du fiancé ; puis le payement du prix de la mariée au moyen d’étoffes, de fruits, de bijoux, etc., et enfin les vœux prononcés par le fiancé dans une mosquée, selon le rite musulman.

En regardant le cortége dont je parlais tout à l’heure, une chose m’avait surtout frappé, c’était l’air profondément ennuyé et fatigué des époux ; mais ma surprise cessa quand j’appris que la fête durait déjà depuis plusieurs jours, que les fiancés avaient d’abord été exposés séparément pendant tout ce temps chez leurs parents respectifs, puis réunis chez les parents du futur mari, toujours avec accompagnement du plus effroyable vacarme, et que, pendant ces exhibitions, les deux patients étaient condamnés à une immobilité et à une diète presque complètes, de peur d’endommager par un excès de transpiration ou par quelque tache leurs beaux vêtements de louage. Singulière coutume sans doute que l’étalage de ce luxe de mauvais aloi, mais moins ridicule après tout, si nous voulons y penser sérieusement, que les corbillards empanachés et les cochers galonnés d’argent de nos pompes funèbres, chose malséante, mots incompatibles.

Ajoutons encore que ces promenades bruyantes, ces expositions publiques, ces festins de Gamache offerts aux passants ont un but utile et raisonnable : ils remplacent nos annonces dans les journaux, nos lettres de faire part, nos publications de bans, et servent à établir la publicité nécessaire à tout mariage légitime.

C’est dans les repas de noces que les Javanais déploient les ressources de leur singulière cuisine.

Les fruits servis au commencement du repas sont suivis du karie que nous mangeons à l’état simple de sauce, mais qui constitue à Java un festin complet.

Le riz, bouilli à la vapeur et fort peu cuit, sert de plat de résistance : c’est la partie substantielle et nutritive de l’alimentation, et, si on l’arrose de la sauce au karie, c’est pour lui donner le degré d’humidité qui permet de l’avaler sans s’étouffer et un goût prononcé de piment qui sert aussi à faire disparaître ou à déguiser tout au moins sa fade saveur.

Mais, pour un Indien, le régal serait bien maigre s’il n’ajoutait au riz et au karie les s’mbals-s’mbals ou condiments destinés à accompagner le riz et la sauce, et à en relever le goût.

Les s’mbals-s’mbals se composent de deng-deng, de poissons salés et séchés vivants au soleil, d’œufs couvés et salés et de hachis de viande parfumés à la rose,

  1. Une maisonnette fort convenable peut revenir à quatre roupies environ 12 francs).