Page:Le Tour du monde - 10.djvu/266

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de l’échelle elle se débattit avec violence, poussa des cris affreux et s’échappa presque des mains de ses bourreaux. Je répugne à dire les détails de son agonie, qui furent épouvantables.

Les deux corps devaient rester exposés pendant six heures.

Je m’éloignai du théâtre de ces scènes odieuses le cœur rempli de douleur et de tristesse. En effet, quand même ces cruautés ne seraient pas défendues par les lois de la plus simple humanité, elles n’en seraient pas moins ici complétement inutiles, à mon avis ; car, d’après la connaissance que je crois avoir du caractère des Indiens de Java, je suis convaincu que la seule privation de la liberté, soit temporaire, soit à vie, leur est un châtiment bien plus fort que toutes les peines physiques. C’est ici le contraire de ce qui se passe en Europe, où nous voyons des scélérats endurcis, rendus jurisconsultes par l’expérience, s’arrêter dans le crime au degré qui leur vaudra la prison, où ils retrouvent leur milieu, leur société, et où l’on pourrait presque dire qu’ils vivent heureux, si les scélérats pouvaient l’être.

Mais détournons les yeux de ces sombres tableaux ; sortons des villes où l’on venge la société d’un crime commis par un autre crime ; retournons au sein de la splendide et généreuse nature, qui toujours charme et toujours console ; remontons les rives de ce beau fleuve qui traverse Soërabaija, et qu’on a si justement nommé le Kahli-Mass, le fleuve d’or. Après s’être précipité des flancs des montagnes, il roule maintenant dans la plaine, large et majestueux. Suivons-le sous ces bambous gigantesques, qui poussent en gerbes immenses, semblables à des jeux d’orgue, et lui font un dôme de verdure. Ici, sont amarrées des flottilles innombrables de ces longs bateaux dont j’ai parlé déjà, et dont un grand nombre portent sur le milieu du pont et dans toute leur longueur de gracieuses cabanes recouvertes du chaume indigène. L’endroit, très-propice pour le bain, attire une foule d’Indiens qui viennent accomplir là les ablutions musulmanes. Les formes admirables des baigneurs, ces groupes de jolies embarcations, les capricieux méandres de la paisible rivière, cette verdure éternelle, en un mot ce spectacle enchanteur nous purifiera peut-être du souvenir de ces crimes affreux et de leurs sanglantes représailles.

Les environs de Soërabaija n’offrent pas seulement des paysages remarquables ; on y trouve aussi des monuments très-intéressants pour l’artiste et l’archéologue. Je veux parler des fragments d’antiquités indoues qui s’y rencontrent en très-grand nombre, ruines qui ont encore conservé ce caractère de force et de grandeur qui a toujours distingué les arts primitifs. Ce sont presque toutes des blocs de granit admirablement sculptés quoique d’un dessin très-naïf et représentant tous les motifs connus dans les pays où règne encore le brahmanisme : d’abord des animaux fabuleux, des chimères, des griffons, des serpents ; puis quelques figures d’un beau style, et non sans analogie avec les conceptions de la sculpture égyptienne. Ce sont pour la plupart des incarnations de la divinité indoue : un personnage assis, par exemple, à tête d’éléphant, tenant ses mains sur ses genoux, et pourvu de trois ou quatre autres paires de bras qu’il étage autour de sa tête en forme d’éventail ; c’est aussi une femme à huit bras, se tenant debout sur un buffle. Plusieurs personnes qui connaissent les Indes anglaises m’affirment que ce sont là exactement les mêmes idoles, la même pensée, la même facture, le même art enfin. Cela doit d’autant moins étonner que le bouddhisme, puis le brahmanisme furent jadis la religion nationale à Java, quoiqu’ils soient aujourd’hui complétement disparus des plaines dont tous les habitants sont convertis à l’islamisme, et qu’ils ne conservent quelques adeptes que dans les parties les plus inaccessibles des montagnes et dans l’île de Bali, toute voisine de celle de Java.

Peu de pays du reste sont plus féconds en curiosités archéologiques que celui de Java. Dans l’intérieur, les ruines d’une multitude de temples attestent encore par leur aspect imposant la force et la grandeur de la religion qui en avait jadis inspiré l’architecture ; la plupart sont malheureusement presque tout à fait ensevelis sous la puissante végétation du pays, et quelques-uns ont été détruits en tout ou en partie par les tremblements de terre. Le plus remarquable est, dit-on, le temple bouddhique de Boroh-Bodoh, dont on fait remonter la construction au sixième siècle de notre ère. Haut de trente mètres environ et occupant une superficie de terrain de deux cents mètres carrés, il s’élève sur le sommet d’une colline. C’est un grand édifice carré, composé de sept rangs de murailles en étages, surmonté d’un dôme d’environ quinze mètres de diamètre, et entouré d’un triple cercle de tours, au nombre de soixante-douze, toutes surmontées de statues. Quatre cents niches sont pratiquées dans le parapet extérieur et toutes occupées par une statue de Bouddha. Toutes ces images, ainsi que les innombrables sculptures, dues au ciseau le plus riche et le plus fin, qui couvrent les murailles du monument dont nous parlons et de tant d’autres encore, offriraient sans doute à l’iconographe les sujets d’étude les plus intéressants ; mais l’administration hollandaise, qui ferme complétement aux voyageurs l’intérieur de l’île pour des motifs que nous ferons connaître ultérieurement, s’entête à prendre tous les étrangers pour des agitateurs et ne donnera pas au savant l’autorisation qu’elle a refusée à l’artiste.

Quelques-unes des traditions des antiques croyances sont restées vivantes dans le peuple, malgré la rigueur des prêtres musulmans, et elles se manifestent encore aujourd’hui par des pratiques très-étranges, les offrandes aux caïmans entre autres. Lorsqu’un indigène a été dévoré par les caïmans qui infestent ici les rivières, ce qui n’arrive que trop fréquemment, on voit le soir le fleuve se couvrir de petits radeaux de bambous de trente centimètres carrés, chargés de fruits, de fleurs, d’aliments choisis, et ornés de bougies allumées. L’habitude de faire ce sacrifice est presque universellement répandue ici. Puis on voit aussi, aux environs de la ville, certains arbres couverts de cocardes faites en