Page:Le Tour du monde - 10.djvu/275

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tes où un naturaliste enragé, à la recherche de reptiles, pourrait seul se plaire. Et puis les arbres debout sont par endroits si serrés qu’ils laissent à peine place pour le passage et que l’on sent à la pression que leurs pieds vous font subir, les balancements que le vent imprime à leurs cimes.

Rien ne saurait exprimer le calme grandiose des forêts de l’Inde, interrompu seulement par le chant de quelques oiseaux, et spécialement de celui qui jette aux échos une gamme chromatique très-prolongée et parfaitement exécutée. D’ailleurs tous les bruits qu’on entend ici, au sein de cette nature vierge et vivace, font sur l’Européen un effet étrange et nouveau ; c’est parfois une dispute de singes dans le lointain, ou le cri rauque d’un perroquet ; c’est constamment et partout le doux roucoulement des tourterelles. Ici les harmonies du vent dans les arbres sont toutes différentes des chuchotements de nos peupliers sous la brise du soir ou des puissants éclats de voix de nos chênes sous les âpres souffles de l’orage. C’est un bruit métallique, produit par le frottement de feuilles luisantes et seulement dans le haut des arbres, car ce n’est presque toujours que vers la cime que les arbres des tropiques ont des feuilles On entend très-peu de bourdonnements d’insectes. Parfois cependant passe auprès du visage du voyageur, avec le ronflement d’une pierre lancée avec force, un gros insecte noir aux élytres luisants ; parfois aussi d’énormes papillons, couleur de bois ou d’un noir irisé, dont le vol pesant et silencieux a quelque chose d’effrayant ; ou bien encore, voisinage plus agréable, de longues demoiselles, au corsage rouge ou bleu de ciel, qui se croisent dans tous les sens. Les troncs de certains arbres sont aussi tapissés de nombreuses familles de petits écureuils gris, qui charment le voyageur par leurs mouvements vifs et leur mine éveillée.

Dans les jungles règne un silence absolu, imposant, et qui cause comme une impression d’abandon et de solitude ; à peine entend-on de temps en temps de rares coassements de grenouilles.

Arrivés à une portée de fusil du sommet de la montagne, nous sommes encore obligés de nous arrêter, épuisés de fatigue, de chaleur et de soif. Nos coolies se mettent alors à couper autour de nous tous les arbres qui gênent la vue et nous font de larges percées s’ouvrant d’un côté sur le Bantan, en face sur Batavia, et de l’autre côté, sur la chaîne du Pangrangho. Le panorama est magnifique. Nous voyons le détroit de la Sonde, la mer de Java et les navires en rade de Batavia, semblables à des points noirs sur un ruban bleu. Les plaines qui se déroulent à nos pieds offrent une splendide carte d’échantillons de toutes les nuances du vert, depuis les gris argentés des caféiers jusqu’au vert tendre du riz naissant. Les routes serpentent, blanches et dorées, au milieu de cet océan de verdure et se perdent au loin dans cette brume opaline qui enveloppe la terre et le ciel, sans atténuer toutefois l’incandescente lumière dont les premiers plans comme les fonds les plus reculés sont inondés à flots.

Après avoir admiré tout à mon aise ce spectacle enchanteur, je voulus compléter mes jouissances en allumant un cigare ; mais l’humidité avait tout à fait mis hors de service nos allumettes et notre amadou. L’un de nos coolies, témoin de mon désappointement, disparut pendant quelques moments dans le fourré qui nous entourait et en sortit bientôt après tenant à la main un morceau de bambou sec. Il s’en servit alors pour exécuter l’appareil appelé en malais méroäh[1], si précieux pour se procurer du feu dans n’importe quelle situation, et, au bout de quelques minutes, nos cigares étaient allumés.

Cependant de gros nuages venant du sud-ouest s’avancent rapidement vers nous ; le temps, beau jusqu’à ce moment, se couvre, et une pluie, fine d’abord, puis torrentielle, nous force à renoncer à l’ascension complète du Salak. Nous avons toutes les peines du monde à regagner l’endroit où nous avons laissé nos chevaux ; le terrain, mouillé, détrempé, est plus glissant que la glace vive, et nos chutes sont plus fréquentes encore qu’à la montée. Bref nous nous demandons si nous rentrerons à Boghor sains et saufs.

Nos habits sont en lambeaux, nos chaussures déchirées et mon chapeau a l’air d’une monstrueuse pelote où les épines remplacent les aiguilles.

Sur l’avis de nos coolies, et malgré l’horrible état du sol nous enfourchons de confiance nos montures, et nous faisons bien ; car nous fussions tombés dix fois là ou nos chevaux ne trébuchaient même pas. Rien de plus merveilleux que l’instinct du cheval des montagnes de Java ! Dans des pentes qu’un chien aurait de la peine à descendre, il s’assied sur ses jambes de derrière, s’en sert comme d’un frein, et marche seulement des pieds de devant. Attentif, la tête rassemblée, l’œil et l’oreille constamment tendus, il sonde du pied le terrain, il évite avec une incroyable adresse les racines glissantes, les plantes rampantes, les plaques d’argile et semble con-

  1. Le méroäh est certainement un des plus curieux instruments inventés par les peuples sauvages pour faire du feu. Il se compose de quatre pièces distinctes, dont une passive et trois actives.

    La première est un morceau de bambou de 40 centimètres de long sur 4 de large ; l’une des extrémités est taillée en pointe, et l’un des côtés doit offrir un tranchant très-vif. — Les trois autres pièces sont d’abord deux morceaux de bambou se rapportant exactement l’un à l’autre dans toute leur longueur et par leur tranche. Dans chaque tranche sont pratiquées de petites entailles qui vont en s’évasant vers l’intérieur du bambou et qui correspondent entre elles quand on rapproche les deux morceaux. Un dernier morceau de bambou, portant à sa surface convexe une entaille peu profonde et de la superficie d’une pièce de dix sous, s’adapte dans la concavité que présentent les deux autres morceaux réunis.

    Pour obtenir du feu, on commence par planter solidement en terre le premier morceau de bambou en lui donnant une inclinaison de 45° environ. On réunit alors, à l’aide des deux mains, les trois dernières pièces, après avoir placé, sous l’une des entailles évasées, un petit morceau de copeau de bambou, et il suffit de frotter les trois pièces ainsi disposées et qui, pour ainsi dire, n’en forment plus qu’une, sur le tranchant du morceau de bambou planté en terre, en ayant soin que le fil de ce couteau improvisé passe au centre de l’un des petits trous.

    Après quelques secondes de cet exercice, qui ressemble beaucoup à celui d’un homme qui scie du bois, la fumée parait, accompagnée d’une odeur très-sensible, et le feu ne tarde pas à se communiquer au petit tampon de copeau que l’on place alors sur un tampon plus gros : puis on active le feu avec le souffle.