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fiévreux et redoutable où nul Européen n’avait encore osé séjourner. À l’époque de sa visite, il restait à peine de cette capitale, qu’il appelle Kurda, quelques pans de murailles massives ayant fait partie du palais et quelques unes des portes de la cité. Près de Ratrapan, il a pu décrire les sculptures du temple de Grameswara et donner par là une idée exacte des progrès que l’art avait faits dans ces contrées lointaines à l’époque de leur prospérité. Plus récemment encore, en 1859, un autre voyageur rencontrait par hasard, au milieu de champs incultes, les restes d’une grande ville (Bhuhanesan), qu’il représente comme une autre Palmyre entourée de temples en ruine. À six milles de la sont les grottes de Khandigiri, taillées dans le roc et habitées jadis par une colonie d’ermites bouddhistes. Ils y ont laissé des inscriptions en langue pali, qui datent d’au moins deux mille ans ; bref, et pour ne pas insister sur ces détails d’archéologie, nul doute ne peut exister malgré l’état actuel du pays sur l’état de civilisation auquel il était parvenu et d’où l’ont précipité les révolutions religieuses, les désastres de plusieurs conquêtes successives, l’intelligente tyrannie des maîtres qu’il a tour à tour subis, jusqu’au moment (1803) où les Anglais l’enlevèrent aux Mahrattes qui en possédaient la plus grande partie depuis 1740.

La prise de possession européenne fut d’abord très-limitée. Le gouvernement de Calcutta, traitant avec les principaux chefs ou rajahs, stipula simplement un tribut de cent vingt mille roupies environ, en échange duquel il s’engageait à exécuter quelques travaux d’utilité publique. Du reste, il s’abstenait avec soin d’intervenir dans les rapports jusque-là établis entre les deux principales races du pays, l’une conquise, celle des Khonds, l’autre conquérante, celle des Ooryahs. Aussi longtemps que les rajahs ooryahs des basses terres garderaient sur les Khonds montagnards une autorité suffisante pour les rendre indirectement tributaires de la Compagnie, il ne pouvait convenir à celle-ci de hasarder ses soldats au sein d’un pays mal connu, dépourvu de routes et dont les marécages pestilentiels exhalent, sous l’ardent soleil du Bengale, les miasmes les plus délétères. Malheureusement l’administration des rajahs n’a rien de régulier ; leur ascendant traditionnel est à chaque instant remis en question ; ils constituent une classe abjecte malgré son orgueil, étrangère à tout principe de gouvernement et dont la dépravation toujours croissante ne permet pas qu’une autorité régulière leur délègue ses pouvoirs. Dépourvus de toute culture intellectuelle, exigeants sur l’étiquette, tirant vanité d’une généalogie souvent mythologique et du blason barbare qui atteste leur antique origine, ils naissent, ils sont élevés dans une atmosphère de vice qui les énerve avant l’âge et les rend, en général, incapables de contribuer en quoi que ce soit à la prospérité des malheureuses peuplades sur lesquelles ils exercent une autorité souvent nominale, souvent contestée avec succès, mais qui aboutit, partout ou ils peuvent la faire reconnaître, au despotisme le plus abominable et le plus avilissant.

C’est par l’intermédiaire de cette aristocratie corrompue que le gouvernement anglais a longtemps voulu exploiter les provinces soumises à sa domination, s’épargnant ainsi les inconvénients et les périls d’une action plus directe. Mais il ne lui est pas toujours permis de maintenir un pareil état de choses, et des abus dont il voudrait profiter se tournant à la longue contre lui l’obligent à y chercher remède. Voici généralement comme les choses se passent. Ces rajahs auxquels on demande un tribut fixe variant de mille à huit mille livres sterling, sont rarement en état de le payer. La tolérance de l’État les laisse s’arriérer peu à peu, et plus la dette grossit, plus ils deviennent insolvables. Le moment arrive où, après d’inutiles instances, les agents du fisc pour liquider le passé prennent en mains l’administration financière du pays ; mais si les arrérages sont trop élevés, si l’on désespère de combler la dette au moyen des revenus, le domaine du rajah se vend pour régler le compte, et le gouvernement, presque toujours, est forcé de se porter acquéreur. De là les révoltes qu’il faut réprimer. Une d’elles fut une véritable guerre : elle occupa les deux années 1836 et 1837, pendant lesquelles mes troupes souffrirent cruellement. Les fatigues, les privations de toutes sortes, jointes aux malsaines influences du climat, décimaient nos rangs à peine effleurés par les flèches et la hache des Khonds. En deux ou trois circonstances néanmoins ceux-ci parvinrent à cerner et à surprendre quelques faibles détachements égarés dans les défilés de leurs montagnes. En pareil cas, on le pense bien, il n’y avait pas de quartier à espérer, et nos malheureux soldats étaient littéralement hachés en morceaux. Je regrette d’avoir à dire que deux officiers européens, mal escortés, périrent ainsi dans une passe des Naliahs ou montagnes d’Orissa.

La guerre finie et lorsqu’il fut question d’organiser le pays définitivement annexé, on jugea bon d’utiliser l’expérience que j’avais acquise pendant ces deux ans de campagne, ma connaissance du pays, les relations que je m’étais créées avec les principaux bissois ou chefs de clans, et je fus nommé premier assistant du commissaire en chef, ce qui me donnait une autorité à la fois fiscale et judiciaire sur les pays de Goomsur, Sooradah, etc., mais plus particulièrement sur les Khonds ou montagnards de ces diverses contrées.

Cette dernière partie de ma mission avait un objet spécial fort étranger à la routine administrative et le seul dont je puisse me permettre d’occuper aujourd’hui mes lecteurs.


II

Dans le cours de la guerre qui venait de se terminer une découverte singulière avait été faite. Les tribus du Khondistan, placées depuis près de quarante ans sous l’autorité nominale de la Grande-Bretagne mais soustraites en réalité à tout contrôle efficace, perpétuaient chez elles un des rites les plus monstrueux et les plus bizarres dont se soit jamais avisé, dans ses déviations infinies, cet instinct de l’âme humaine qui se livre aux inspirations du fanatisme et aux conseils aveugles de la